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28 mars

mercredi 1er avril 2020 - Ce qui nous empêche

Beaucoup de passage aujourd’hui, samedi. Le magasin de surgelé est ouvert, les sacs au logo flocon de neige passent vides et repassent gonflés. Je n’ai pas été au supermarché depuis semaine et demie. Entre les critiques des caddies trop remplis, les critiques des gens qui sortent trop, finalement on juge beaucoup une situation impossible, car si je remplis mon caddie c’est pour éviter d’y retourner trop souvent, je réduis les contacts. Et puis je n’ai pas envie de me justifier auprès de la police, je préfère éviter au maximum, je n’ai même pas rempli d’autorisation de promenade de santé, j’ai l’allée voisine, privative, je peux aller jusqu’au bord du trottoir regarder qui l’a emprunté il y a une minute. Il me suffit d’un pas de l’extérieur pour rentrer dans ce que le cadastre délimite comme l’intérieur. D’un autre je re-sors. Je re-rentre. J’essaie de ne pas juger ce que je vois passer, comment font les gens, on fait ce qu’on peut.

Kafka, Journal :
1911, 19 janvier (trad. Marthe Robert)
Un jour, j’eus l’intention d’écrire un roman dans lequel on voyait la rivalité de deux frères, dont l’un partait pour l’Amérique, tandis que l’autre restait dans une prison européenne. Je ne me mis que de-ci de-là à écrire quelques lignes, car cela me fatiguait tout de suite.

Je ne sais pas, je pense à plusieurs choses, à Barthes, dans La Préparation du roman, et le "vouloir-écrire". Et aussi : "Une fois qu’on a écrit, ce que la société vous demande n’est pas du tout d’écrire du nouveau, mais de gérer ce que vous avez écrit. C’est-à-dire de gérer son œuvre en la répétant."

Tanguy Viel, dans Icebergs :
[...]écrire ne serait plus rien d’autre que la répétition du verbe écrire lui-même. Et si un jour quelqu’un voulait ironiser sur ce travail, à la question de ce que je fais en ce moment, il n’aurait finalement qu’à répondre : Oh, il écrit qu’il écrit.

Lisant sur Fuir est une pulsion, je me souviens de ce moment quand je demande, chez Prosper : "tu écris ?" à Guillaume. Lui écrit dans son Journal :" Je lui réponds que j’écris dans mon journal que je n’écris pas (et c’est le cas)."

Hier, Antonin sur son blog : "Je n’ai rien fait, aujourd’hui. Le journal me sert à ça : les jours où je ne fais rien, je fais au moins ça."

Tanguy Viel, plus loin, cite Montaigne : "Combien souvent, et sottement à l’aventure, ai-je étendu mon livre à parler de soi. [1]".

Plus loin encore Viel rapporte le projet obsessionnel de Robert Shields, qui a écrit un journal de 37 millions de mots, journal fait "d’observations systématiques des faits et gestes de lui-même établies toutes les cinq minutes [...] il ne dormait jamais plus de deux heures à la suite pour pouvoir noter ses rêves. Il ne voyageait pas. Il éviter de quitter sa maison trop longtemps pour ne pas prendre de retard sur son journal. Il y relevait quotidiennement sa tension, la température dehors, le taux d’humidité et le prix de la nourriture."

Lundi 18 avril 1994 - Dayton, Washington
6:30-6:35 J’ai mis au four deux plats de macaroni au fromage Stouffer, à 180°.
6:35-6:50 J’étais au clavier de ma WheelWriter IBM pour y taper des entrées du journal.
6:50-7:30 J’ai mangé un macaroni au fromage Stouffer et Cornelia a mangé l’autre. Grace a décidé qu’elle n’en voulait pas.
7.30-7.35 Nous avons changer la lumière au-dessus de la porte du jardin parce que l’ampoule avait grillé.
7:35-8:10 J’ai eu une conversation avec Heidi. Elle a déclaré que je ne suivais pas toujours les prescriptions du docteur. Quand mes hanches me font mal, je n’écoute personne et je prends mon Voltaren. Elle a dit avoir expédié le Procardia et le Nitrostat. Edie est formé au petit pot, ou au moins a commencé à s’entraîner au pot aujourd’hui. Elle dit que Klara aurait dû pour commencer ne jamais se marier avec Mike. Accordé. Mais que doit-elle faire maintenant ? La voix de Heidi est si basse et douce au téléphone que je peux à peine la distinguer. [2]

Ce journal de 16840 pages en 17 volumes a été remis par l’auteur lui-même (suite à une attaque cérébrale d’après Viel) à la Washington State University, dans 94 boîtes d’un pied chacune, le total occupant "30 mètres de linéaires qui courent le long des allées de la salle des manuscrits."


[1De la vanité, in Essais, 3, IX

[2Trad. par moi qui m’y suis amusé, malgré les (je pense) quelques coquilles perturbantes dans le texte source.