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8 avril

jeudi 9 avril 2020 - Ce qui nous empêche

Aller chercher un panier de fruits et légumes directement auprès du producteur qui vient en fourgon à la gare du RER E. Je ne sais pas pourquoi je me le dis en anglais : cut the middle man, ou plutôt cut the middle société de grande distribution. Sur le chemin, je vois l’autoroute et pas mal de voitures dans la direction province, significativement plus que vers Paris, il est 14 h. Sur le chemin, je vois une rue boisée où les bucoliques travaillent habituellement, allée désertée sauf de deux fourgons blancs remarquables car esseulés sans les voitures des pendulaires automobiles autour, et je crois qu’une fille est allongée dans l’herbe guettant à la fois police et client motorisé. Sur le chemin je vois s’arrêter un RER E, sur toute la longueur du quai une seule femme l’emprunte et personne n’en descend, il va vers Paris. Sur le chemin je vois un chantier arrêté, celui de la chapelle Wreskinski, historique, nommée d’après le fondateur d’ATD Quart Monde qui se trouve en face, chantier arrêté en plein départ car le toit neuf est terminé et visible, des larges plaques métalliques ont remplacé les petites tuiles carrées, en gardant leur couleur de briques sombres, peut-être en plus chocolat ; il ne reste que des barrières tout autour. Sur le chemin j’écoute la radio, une émission sur la monnaie. Je me demande ce que c’est l’argent, la monnaie, cette relation magique entre les humains et la masse monétaire, pourquoi nous partageons cette croyance, pourquoi elle si forte, plus que la religion, la superstition, c’est une croyance tellement partagée, si matérielle et impossible à ne pas concevoir, et pourtant si éloignée de la vie, ce qui fait vivre, rêver, désirer. On n’imagine pas s’en passer, comment ça pourrait fonctionner sans, avec quel système de remplacement, faudrait-il d’ailleurs un système de remplacement. Je me dis que beaucoup ont dû philosopher là-dessus au 19é siècle, pas sur l’argent, mais sur un monde sans argent, je ne sais pas. Monnaie, si indispensable à l’heure où le chômage partiel se met en place, où des contrats s’arrêtent, où beaucoup ignorent comment ils vont gagner leur vie en attend une reprise ; et pourtant si éloignée pour d’autres d’un quotidien pratique, sensible, dans le sens où la survie dépasse l’importance de l’argent : budget illimité pour la santé, fonds pour fabriquer des masques, les distribuer gratuitement... Dans mon esprit ces notions se mélangent, dans ce quotidien qui s’est abattu sur nous sous forme d’un jour indéfiniment répété, et sans même une marmotte pour nous distraire. Dans un journal américain (je crois) j’ai vu passer un titre, grosso modo que les catastrophes engendrées par le capitalisme, seul le socialisme pouvait les réparer. Oui, on l’a déjà constaté ici, nationalisations, argent public, arrêt des usines d’artefact...

Plus tôt dans la journée, j’avais lu ce journal d’un confiné de mon département, "Tarik Laghdiri, 35 ans, habitant du quartier des Etangs, à Aulnay-sous-Bois", plus au nord. Plus tôt dans la journée, j’avais vu passé le premier Citron, ce qui me paraît un peu tard, mais probablement normal en ville. Plus tôt dans la journée, je n’avais toujours pas vu la première hirondelle. Plus tôt dans la journée, j’avais lu dans Désirer désobéir/ce qui nous soulève, 1 de Georges Didi-Huberman, ceci :

Ce ne sont pas moins de 8528 soulèvements qui, entre 1661 et 1789, auront été nécessaires pour que réussît à s’enclencher le processus révolutionnaire en tant que tel.