Les villes passagères

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Hiérarchisation

lundi 18 novembre 2019, par Chloé Di Nardo

L’éco-quartier semble divisé en plusieurs classes sociales, comme si la société tournait encore parfaitement rond dans ce petit bout de terre perdu près de Paris. Les classes sociales sont en fait définies en fonction des métiers et du rôle des habitants au sein du quartier : tout le monde doit être utile et bien faire son travail.

Les "Troqueurs" sont constitués des artisans et commerçants. Je trouve cependant l’appellation bien étrange étant donné qu’il faut payer avec l’argent de l’éco-quartier pour obtenir quelconque produit vendu par les Troqueurs. Parfois, j’ai pu observer certains artisans faire des grâces à des habitants en leur faisant un crédit et en leur proposant de payer plus tard, cependant, l’habitant est sommé de rembourser sa dette le plus rapidement possible. C’est un crédit qui se veut fait de bon coeur, mais qui n’a pas intérêt à dépasser les deux jours de délais sous cause de représailles. Le premier jour où je suis arrivé dans l’éco-quartier, un homme se faisait escorter de force dans le sens inverse. "Qu’a-t-il fait pour être ainsi mis à la porte ?" Ai-je demandé, peu désireux de reproduire l’action de cette personne et d’être ainsi jeté dehors. "Monsieur a simplement besoin de prendre l’air." M’avait-on répondu d’un air moqueur. J’ai appris plus tard que cet homme avait simplement remboursé de pot de miel trois quarts d’heure en retard. Je n’ai pas acheté un seul pot de miel depuis que je suis ici.

Les Cultivateurs passent leurs journées à la ferme urbaine ou dans la Coulée verte, ils sont en intime collaboration avec les Troqueurs et les écoles du quartier. Bien qu’ils constituent un pilier important de La Vallée, étant ainsi à l’origine du principal revenu alimentaire du quartier, ils semblent très mis à l’écart par ce dernier. En fait, ils ne se mêlent même pas aux habitants les plus lambda. Il m’a fallu attendre deux semaines avant de croiser un Cultivateur en chemin vers le bâtiment de Monsieur le Maire, son brassard vert flamboyant à son bras tandis qu’il marchait d’un pas décidé lui sans même prêter attention à la vie environnante. Ils me donnent une impression étrange, ces Cultivateurs, comme s’ils savaient tout mieux que tout monde. Comme s’ils en savaient plus.

Les Créaniques représentent les plus créatifs et bricoleurs d’entre nous et sont au nombre de dix dans l’écoquartier, ni plus ni moins. Ils sont très demandés par les habitants lorsqu’il s’agit de réparer un tuyau qui fuit ou une porte défectueuse et sont, ma foi d’après ceux avec qui j’ai échangé, très accessibles et bons vivants. J’ai rencontré Emmanuel à mes débuts dans l’écoquartier, il m’a alors appris qu’il était Créanique affecté à la ferme urbaine depuis bientôt un an et demi. Il parle de son travail comme s’il avait peur d’en dire trop, restant vague sur l’élément à réparer lorsqu’il était appelé, mais bon sang ce qu’Emmanuel était drôle lorsqu’il s’agissait de passer une soirée conviviale dans le Lot J, l’espace festif du quartier. Il aurait facilement pu faire carrière dans le stand-up si ce métier avait été utile à La Vallée.

Les Hauts Quartiers gèrent quant à eux l’ensemble de La Vallée. Ils sont tous concentrés dans le Lot O ("Haut") et n’en sortent que lorsqu’il s’agit de contrôler l’évolution du quartier. Monsieur Le Maire est très souvent en déplacement dans la rue des Troqueurs, discutant de bon train avec les artisans et les commerçants chaque matin afin de s’assurer que leurs étalages sont en places et bien garnis. Il n’est pas rare de voir son adjointe faire le trajet jusqu’à la ferme urbaine avec un petit calepin rabattu sous son bras et ses lunettes remontées très haut sur son nez, un air aimable quoique distant suspendu au visage. Je n’ai pas eu l’occasion de beaucoup m’approcher des Hauts Quartiers, si ce n’est pas pour prendre la parole dans le journal du quartier, ils restent alors assez discrets dans la vie quotidienne de La Vallée. Histoire paradoxale puisque rien ne peut se faire sans l’amont direct des "Hauts".

Puis il y a nous, les habitants lambda. Les "Bas Quartiers" comme l’a un jour lancé un jeune homme après une soirée trop arrosée, du bout des lèvres, une expression craintive peinte sur son visage. Les "Bas". Bien que le reste des habitants s’accordaient pour simplement à s’appeler "Habitants" il n’en restait pas moins ce sentiment amer de ne pas appartenir à une classe bien définit. Les Bas regroupaient tout le reste, vaste fourre-tout pour ce qui était des enseignants, des administratifs hors du Lot O, des agents de santé, des ouvriers ou des enfants. Les seuls Bas un peu Hauts étaient les volontaires à la sécurité du quartier. Notre police à nous. J’aurai bien aimé les appeler les "Milieux", mais ils étaient simplement distingués du reste des habitants par une casquette bleue avec une simple bande blanche en son centre. Ainsi, dans la plus grande originalité, nous les appelions les Casquettes.

L’activité qui rassemblait néanmoins tout le monde au sein de l’éco-quartier était le rituel d’humeur du matin. Chaque jour, à huit heures tapantes, on se voyait distribuer un formulaire d’humeur en même temps que le journal de La Vallée, quant à lui obligatoire. Le rituel ne durait pas plus de deux minutes et constituait à indiquer, sur une échelle d’un à dix, notre état d’esprit du matin. "Un" représentait alors une humeur maussade, voire triste, tandis que "dix" était pour les euphoriques endurci.

Depuis que je suis ici, je n’ai jamais osé mettre moins de sept ; "humeur bonne" ou "bonne humeur". Que pouvais-je dire d’autre ? Que j’étais malheureux dans cette société parfaite ? Cela me semblait un peu mal venu. De plus, tous ceux osant se situer en dessous de l’humeur euthymique — c’est à dire en dessous de cinq — se voyaient promptement convoquer dans le Lot O pour assister à un rendez-vous avec Monsieur le Maire ou avec son adjointe. La dépression était mal vue dans La Vallée et la moindre remarque négative quant à notre quotidien déclenchait des regards noirs ou paniqués. Je suppose que comparé aux citoyens qui mourraient au dehors de maladies ou de catastrophes naturelles, j’avais bien le droit de dire que j’étais de bonne humeur.

Une fois le formulaire rempli, daté et signé, chacun se dirigeait vers la boîte aux lettres la plus proche prévue à cet effet et y glissait son humeur du jour soigneusement pliée en deux. Le courrier était relevé à huit heures et demie sans faute et les larges sacs en tissus contenant les formulaires étaient transmis au service de la sécurité des Hauts Quartiers.

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