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Partir pour Tahiti

mardi 18 juillet 2017

Vers Rouen, 9 octobre 1902

Vision brève d’un Paris morne, gluant, d’un Paris pas encore lavé, après une nuit sans sommeil, d’un Paris qui lui aussi aurait pris l’express de nuit, et qui pourtant entrouvre, à travers la porte maussade de Saint-Lazare, une voie tumultueuse et hachée vers le ciel imaginé clair de Tahiti.

Samedi 18 octobre, New York

Sur la droite, vers deux heures, tout au loin, une ligne jaune, pâle, pâle ; une tache plus grise, un phare, une balise ; c’est la première vue de terre : Long Island. Une grève infinie et infiniment déserte, semble-t-il, en avant-garde de la tumultueuse cité. Comme à un signal, les bateaux surgissent : paquebots yankees aux longues cheminées qui semblent d’invraisemblables faux cols guindés ; paquebots allemands plus tassés, moins « usines » et tout en avant la goélette numérotée du pilote. Tout cela passe sur fond de brume qui encotonne les silhouettes croisées.

En vue de Tahiti, 23 janvier 1903

Déjà hier le premier aperçu des terres océaniennes. On a longé Makatea, l’une des Tuamotu, longue bande verte silhouettée de cocotiers et liserée d’une bande pâle de sable de grève. Mais tout cela, dans le grain qui passait, dans l’ennui des douze jours de mer, restait maussade. Ce matin, avant le jour, s’est dessinée la silhouette triomphante et parfumée de Tahiti.
Pendant que, derrière nous, les gros cumuli gris se bousculent sur un ciel gris-bleu, arrière-garde attardée de l’orage d’hier, c’est, en face, dans un ciel pâle, la découpée brutale de l’île attendue. Elle se lit, inscrite en violet sombre sur la page délavée du ciel (…).

4 février

Chaque matin, de mon hublot, m’apparaît une terre nouvelle et pourtant identique. Hier, Fakarava, le point de rendez-vous et gros centre de pêche avec son missionnaire, sa citerne, son église de bois, des cotres1, des pirogues (…).
Aujourd’hui, c’est Takaroa, où nous débarquons une partie de nos passagers. Mais plus rien des décors désolés d’Hikueru (…). Tout est vert et gai, et actif.

12 avril 1903, jour de Pâques

Huit jours de mer. Navigation dite « heureuse ». Plate, tiède, sans vent, sans mer, sans rien. Ces immensités pacifiques sont vraiment atones parfois. Paponet, le vrai marin, jubile. Moi, je trouve la pleine mer peu emballante, nauséeuse et bête. Ce que le large a de plus intéressant, ce sont les terres qui surgissent du cercle strict de l’horizon.
Elles défilent, heureusement, nombreuses, dans l’aurore bleutée.

Bora-Bora, jeudi (septembre 1903)

La relativité de la sensation d’exotisme est plus qu’avérée. Ce n’est qu’un recul dans l’espace, un lointain, ou bien, le lointain aboli, une surprise des premiers instants. Maintenant, voici que je vis très naturellement en des « pays enchanteurs », que je coudoie incurieusement des mœurs qui se répètent... et que maintenant, c’est le retour vers la vieille Europe qui me semble mirage...

Victor Segalen, Journal des îles, éditions Fata Morgana, 2004.

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