Accueil > Six-Fours > Le café d’Albert Londres
Le café d’Albert Londres
vendredi 18 août 2017
Dans un café de la Cannebière, il est trois tables de marbre…
Autour d’elles il en est beaucoup d’autres, mais qui n’ont rien à voir avec cette histoire.
Ces trois tables sont celles des officiers de la marine au long cours.
C’est là qu’ils reviennent quand ils débarquent.
Il y en a qui commencent de naviguer. Il y en a qui continuent. Il y en a qui vont finir. Il y en a qui ont fini.
À eux tous ils représentent toutes les mers, tous les cieux, tous les climats.
Le vaste monde dans une dizaine de soucoupes ! Chaque jour apparaissent de nouvelles figures. Chaque jour d’anciennes figures disparaissent.
C’est le plus singulier des rendez-vous, un rendez-vous avec personne.
On vient y retrouver des amis, mais sans jamais savoir lesquels : ceux que la mer a ramenés.
Parfois on entend demander des nouvelles d’un absent : « Il ne tardera pas à revenir ! » répond-on. Cela signifie qu’il doit être quelque part entre Maurice et Madagascar.
Je viens souvent m’asseoir à ces tables-là. Il n’en est pas de pareilles dans tout le reste de la France. Elles sont les tables du voyage, comme les autres étaient les tables de la loi.
Les hommes qu’elles réunissent vivent exactement le contraire de la vie des autres hommes. Tous ont bien un métier, seulement ils ne l’exercent que lorsqu’ils vont se promener. La promenade terminée, ils n’ont plus rien à faire. Pour travailler, ils se promènent environ trois cents jours par an. Ils se promènent sur une piste circulaire appelée pont et qui rappellerait un vélodrome pour peu que l’on eût pris soin d’en relever les virages. Ce ne sont pas des cyclistes. Ce sont des mécaniciens, des médecins, des intendants, des capitaines. Pendant qu’ils tournent sur cette piste, cette piste tourne autour de la terre. Ils conduisent, ils actionnent, ils soignent, ils ravitaillent, accrochés à une mappemonde atteinte du mouvement perpétuel. Ils voient trois fois plus d’hiver et d’été que sur le calendrier. Ils arrêtent le ventilateur pour charger le calorifère. Ils jonglent avec les habits de drap, les habits de toile, les fourrures, les casques coloniaux et les bonnets de peaux de lapin. Midi n’est jamais midi à leurs montres.
Albert Londres, Marseille, porte du sud, 1927