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entre connexion et déconnexion

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mardi 1er décembre 2020

Il fallait passer de l’encombrant ordinateur de mes 13 ans à autre chose ; une chose qu’on pouvait transporter avec soi, amener sur les grandes tables du lycée ; une chose qu’on utiliserait pour enclencher de vieux films muets – années 10, 20, c’était ça ? – pendant les cours. Chaplin, Méliès, Griffith...

On esquivait l’ennui des cours comme ça. On se connectait discrètement sur le forum, le même depuis 2010 – on n’a jamais quitté le web 1.0 –, on allait voir les nouveaux messages, icônes de couleur, les stats, puis les poèmes écrits pendant la nuit.

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J’ai peu réinventé mes routines. Le passage de l’encombrant iMac rose de 2006 au léger macbookair de 2011 est allé avec, quoi – un ronron de moins. Petite bulle qui tourne sur elle-même, escargot, c’étaient des épreuves pour ma patience.

Oh, si. Au gré des modes, les triades glissent doucement : skyrock-deezer-MSN vers youtube-facebook-instagram. L’extension du mail, d’hotmail vers gmail.

On n’a jamais quitté le web 1.0. On a, comme tout le monde, un usage addictif et désabusé des réseaux sociaux. On scrolle. On produit du contenu. On réfléchit aux heures où poster ; on se surprend cynique. On préférerait ne pas transiger avec l’algorithme, ne pas se soumettre à ce qu’on a mis du temps à comprendre – accompagné d’une photo, le texte sera lu ; posté en début de soirée, il touchera plus de monde. On sait qu’on n’agit pas autrement que les influenceurs, que les influenceuses, mais elles, mais eux, sont payées pour ça.

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On n’a jamais quitté le web 1.0 parce qu’on utilise toujours le même ordinateur pour se connecter au même forum. Soulagée, on navigue dans l’arborescence – on laisse du temps à tout, aux poèmes, aux topics, aux vidéos. On peut lire demain ce texte, on peut se le réserver, on ne ratera pas le coche. On aime l’arborescence parce qu’on sait qu’elle n’est pas algorithmique ; on pense aux architectures de la mémoire ; on pense à cet ami qui compare le forum à un espace, qui évoque Aristote, on n’est pas d’accord, on pense que c’est le même lieu pour tous·tes. On pense que l’algorithme n’est pas là qui vous bidouille l’apparition des textes, qu’on est moins enclos dans la petite bulle, mais on idéalise. On essaie d’expliquer pourquoi on préfère le forum à twitter, à instagram, à facebook, mais c’est volatile, inaudible. On essaie aussi parfois d’expliquer pourquoi on n’aime pas trop instragram mais plutôt bien twitter, puis on va consulter les stats de son blog ; une vingtaine de visites dans le mois. Ça pèse combien, ça, au regard de vos twitts qui sont parfois vus plus de 10 000 fois ?

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Mon amie C. habitait un appartement humide qui faisait sauter, les unes après les autres, les touches de son clavier. Elle remplaçait les touches par d’autres touches, achetait des claviers portatifs qui eux non plus ne résistaient pas à l’humidité, puis finissait par écrire une langue entremêlée de signes magiques et d’espaces manquants, que nous apprenions à déchiffrer.

Les buveuses de thé le savent : thé et ordinateur forment un couple querelleur. En mars, ça devait être un thé au jasmin, ou à la rose, ou aux agrumes – les touches de mon clavier ont commencé à sauter, les unes après les autres. J’écrivais la langue de C., entremêlée de signes magiques, d’espaces manquants et d’approximations. J., lui, consultait des tutoriels sur youtube, consultait de vieux topics de forums de bricolage, et passait de longues heures penché sur mon ordinateur ; je l’observais de loin, assise, convaincue que cette machinerie complexe n’était pas de mon ressort.

C’est un véritable professionnel qui a finalement réparé mon clavier. Désormais, ses touches sont plus sèches ; s’enfoncent de manière moins molle. Il est difficile de décrire le toucher d’un clavier d’ordinateur ; pourtant, ce toucher est lié au plaisir de l’écriture. Les poèmes s’écrivent-ils autrement, lorsque le toucher est sec, et précis ?