Nos îles numériques

entre connexion et déconnexion


Ulysse mon île

mardi 15 décembre 2020, par JS
.Ce texte fait partie de la grande page navigable "Œuvre en cours".

Chaque week-end j’ai un rituel.
Depuis peu.
Localisé dans l’espace et le temps, avec du travail pour chacun de mes yeux.
Sous l’un j’ouvre Ulysse [1].
Sous l’autre j’ouvre Ulysse par jour [2].
C’est mon Introibo ad altare Dei [3] personnel du moment.
Je fais ça, le coup des yeux, pour avoir, auprès du texte en français, la version originale (le texte est dans le domaine public et chaque page traduite propose de lire la phrase en VO),
et les choix de traduction de Guillaume.
Dans sa version il transpose de nos jours tout le contexte socio-historique.
Traduction totale.
C’est une gageure de lire ce monument. On dit "monument" pour ce livre, il paraît, ça se comprend de dire ça, c’est quelque chose de grand comme une journée qui est aussi plusieurs vies, et grand comme une ville, et à travers la traduction temporellement transposée de grand comme le siècle.
Comme tout siècle, il y a un seuil à franchir.
Je suis longtemps resté sur ce seuil, incapable de franchir — quoi ? Quelque chose qui me faisait rester là, en anglais ou en français, je lisais et relisais le début du premier épisode, le début du début.
Et 2020 aidant. Car 2020 aide. Me rendre compte que le livre est fait d’épisodes.
Netlysse. Ullix.
Que je peux lire un ou deux épisodes par jour de lecture. Et qu’un mot après l’autre j’arriverais au bout.
Arriver au bout d’un tel livre, quel aboutissement. Quête et monde sauvé. Mais quel tristesse, quel enterrement.
La Recherche je n’aurai jamais terminé par contre. Je lis souvent un volume au hasard, une page au hasard. Lu déjà le début, livres 1 et 2. Pas mal. Le reste, je picore dans l’éternité.
Je me rends compte de Joyce.
En toupie dans le tumulte fractionné, c’est mon île hebdomadaire.
Littéralement : l’action se déroule sur une île, l’Irlande, à Dublin.
ON SAIT !
Et en une journée de vingt-quatre heures.
ON SAIT !


Lecture de l’épisode I, Télémaque

Car oui, je savais tout d’Ulysse avant de le lire. Non pas tout, mais façon de parler, toi-même tu sais.
Comme je n’ai jamais lu Shakespeare (des débuts, si, toujours, des débuts) mais je peux dire combien de morts poignardées, empoisonnées, têtes tranchées, les fantômes et les chevaux, l’importance des ressemblances, masques et costumes ; les châteaux en feu.
Mais qu’est-ce que j’en sais, littéralement, hein ?
Bref (comme disait Victor Hugo).
Ulysse fait en cela partie des romans d’une journée, dont je n’ai pas lu la plupart, mais quelques uns :
Mrs Dalloway de Virginia Woolf, The Hours de Michael Cunningham [4], Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, Un chant de Noël de Charles Dickens (mais si on additionne les adaptations, versions, on obtient des semaines), Blade Runner de Philip K. Dick (je n’avais pas souvenir de cette contrainte temporelle), Cosmopolis de Don DeLillo, Da Vinci Code de Dan Brown ainsi que je le découvre dans cette liste car les listes de ce genre sont précieuses.
Au cinéma, ce que j’ai vu, Margin Call de J.C. Chandor, La Haine de Mathieu Kassovitz, Alien de Ridley Scott, Cours, Lola, Cours de Tom Tykwer (c’est 1 journée, 3 fois), Piège de cristal de John McTiernan (j’aurais dit une nuit si on m’avait demandé), 12 hommes en colère de Sidney Lumet (j’aurais dit une journée plutôt que 24 heures, là), Docteur Folamour de Stanley Kubrick (ah bon ? ah oui), la série 24 bien sûr... Cinéma pour enfant, sans doute que ça existe, En avant sorti en pré-dé-re-confinement [5]. Et on pourrait en imaginer d’autres, Une journée dans la vie de ..., 24 heures pour..., Demain il sera trop tard... Est-ce que Le Jour de la marmotte compte ?
Oui, oui (soupir).
Une journée à lire en une vie, un jour, une île, une vie, etc.
Qu’est-ce que je disais, déjà ?


Episode VII, Éole

Oui.
Le fait que le livre soit épais, promesse d’un temps long, excessif, est important. C’est importemps aussi qu’il soit réputé difficile, le livre île qu’on se choisit. 
Ici une liste des romans réputés illisibles :
Le Bruit et la fureur, Tombeau pour cinq cent mille soldats, La Disparition, je ne mets pas les auteurices, vous chercherez, marre, Les Lionnes, tout Pynchon etc. je ne mets pas les titres, Saint-Simon, trop long, 2666 aussi, en désordre, tout António Lobo Antunes, allez qui dit mieux, Gao Xingjian je ne sais pas, de qui dit-on : c’est difficile à lire ?
Pas du prix Goncourt, c’est sûr.
Et puis y’en a que ça énerve.

« Je suis moderne car je rends simple ce qui est compliqué, et je peux donc communiquer avec le monde entier. Aujourd’hui, les écrivains veulent impressionner les autres écrivains. Un des livres qui a fait le plus de mal est “Ulysse” de James Joyce, qui n’est que du style. Il n’y a rien là-dedans. »

Dixit Paulo Coelho.

Un prix Nobel parfois.
Claude. Requiescet in pace.
La-lala, lala-la.

Parfois on ne le dit pas, que c’est difficile, c’est curieux également. Qui a vraiment lu White jazz de James Ellroy ? Même son éditeur américain ne voulait pas publier ce qui est pourtant l’ultime volume d’un quatuor.

On me l’a dit pour Hh bien sûr, je suis très fier ! D’ailleurs c’était un peu mon angle d’attaque, l’illisible. Pari réussi, vu le nombre de lecteurs ! Il ne se situe pas dans les romans d’une journée, mais dans ceux sans point, comme d’une phrase, c’est un autre sujet [6].
Passons (disait Marcel).
Dans illisible, il y a île. Illisible et infini, voilà.
Une fois dedans, c’est Dublin, l’Irlande ville. Et puis une langue, non, plusieurs langues.
La version de Jacques Aubert est polytraduite, huit traducteurs.
Un ou plusieurs épisodes, tradhuit par chacun.e. Pas huit trados d’ailleurs, mais un seul, Bernard Hoepffner, et des universitaires mélangés à des écrivains pour le reste. Cocktail à questionner ?
Même un mort dans l’équipe :
la première traduction d’Auguste Morel perdure inchangée dans l’épisode "XIV, Les Bœufs du Soleil", repris tel quel.
Constatons : Auguste Morel le traducteur d’Ulysses n’a pas de fiche Wikipédia.
Aubert :
"car elle reflète l’histoire et l’évolution de la langue anglaise à travers les siècles".
Phrase prononcée dans Le Temps, il fallait le faire. (Il parle des Bœufs du Soleil, "elle", la traduction, faut suivre).
Pas de fiche Wikipedia, Morel, mais est-il mort ?
Pas sûr, pas sûr. Le voici, sur la Bnf :

Est-il né ? Est-il mort. Brr. À moins que...

The gravediggers took up their spades and flung heavy clods of clay in on the coffin. Mr Bloom turned away his face. And if he was alive all the time ? Whew ! By jingo, that would be awful !

Le traducteur, devenu "Autre".

Et si Ulysse est mon île, il faut songer aux anti-îles
interminaisons différentes aux clôtures enfermeuses
étouffantes de foutaises.

Et puis je me dis aussi
quid du jour où
j’aurais atteint la phrase du jour dans la traduction quotidienne en ligne de Guillaume ? Quand le monologue final de Molly Bloom aura tué en un souffle le RSS ?
Dépasser dans le seul papier ? M’y arrêter ? Plage de l’île numérique à suivre au jour le jour ?
Ou rester au seuil, toujours sous le porche, regarder de l’extérieur, qui est un intérieur, ou l’inverse, je ne sais plus ce que je raconte, l’infini dans le sable, à décider, basculer, varier, tendre la main.


[1de Joyce, traduit sous la direction de Jacques Aubert

[2de Guillaume Vissac qui le traduit au rythme d’une phrase par jour depuis le 6 février 2012, à ce jour bientôt 21% de traduit, la progression s’affiche sous chaque fragment traduit.

[3Voir Ulysse 3.

[4Parce qu’il parle de Virginia Woolf, et donc se retrouve dans ce genre de liste, le petit malin, et on se demande qui écrira le livre racontant une journée de tournage de l’adaptation cinématographique dont j’ai tout oublié.

[5Tiens, ça me rappelle que j’ai co-écrit avec ma fille il y a quelques années un scénario en 1 journée pour la franchise Disney des Clochette, mais aucun agent n’a répondu, on aura essayé.

[6Je me sens dans l’obligation d’en citer quelques uns, tous d’une seule phrase, avec ou sans ponctuation, ou avec quelques particularités (des chapitres malgré tout, ou une phrase par chapitre par exemple)
L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation, Perec
Ce que j’appelle oubli, Mauvignier
Zone, Enard
La nuit juste avant les forêts, Koltès
Guerre et Guerre, Krasznahorkai (Dufeuilly)
Une fuite en Egypte, De Jonckeere
Ameublement, Maret
Les Lionnes, Ellmann (Claro)
Le dernier épisode d’Ulysses !
L’île des romans d’une phrase
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