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Villa volage

vendredi 21 décembre 2018, par Lea Lukowski

Villa Volage

Je m’élance d’un bond au-dessus du muret de pierre rongé par le lierre
J’atterris lourdement sur l’herbe humidifiée par la rosée, dorée par les reflets du soleil matinal,
Au fond de l’allée pavée se dresse le manoir abandonné
Les fenêtres sont ouvertes, parfois brisées, j’observe mais je ne vois…rien au travers.
Rien car le noir règne, opaque et silencieux
Pourtant le bâtiment, sombre et délabré, ressent encore sa noblesse passée.

La mélodie douce du lieu transparaît dans le végétal ponctué de tâches multicolores, aux couleurs autrefois vives, aujourd’hui séchées,
Elle transparaît au travers de ce saule, qui semble multi centenaire, qui se dresse au-delà, dans ce qui avait été un verger. Je le revois.

Je fais le tour du bâtiment car je sais où se trouve la seule fenêtre ouvrant une perception à l’intérieur, non pas avec les yeux mêmes,
Mais avec la brèche,
J’observe la poussière à l’intérieur, vide et froide, et je revois les scènes.

Je revois une vielle femme pâle aux cheveux pâles, presque transparente, qui joue sur son piano un air mélodieux, mélancolie transcendante qui vous frappe le cœur, la transporte loin du monde, dans une temporalité à l’instant suspendu, la musique gronde, monte en puissance, l’instant s’étire puis s’évapore lorsque la note s’arrête…

Je revois ces enfants dans leurs robes en dentelles et aux chaussons touffus qui se court après, riant et s’essoufflant, l’un se perche sur le rebord de la fenêtre, je revois sa main plaquée dessus, je perçois l’épaisseur de sa chair juvénile, transpirante elle laisse une trace brumeuse sur le carreau, puis la matière s’étiole, l’empreinte des doigts s’inscrit, fugace et transparente… puis disparaît.

Je revois la lueur d’une bougie qui meurt, et l’homme derrière la fenêtre, attelé à son bureau, les lunettes de travers un épi sur la tête, concentré puis pensif sur un travail prenant et privé. Je le revois coupé du monde, le cliquetis frénétique de sa machine à écrire résonnant dans le silence et s’étendant jusque sur les hectares du manoir. Clic, clic, clic, clic… Je le revois allumer cigarette sur cigarette, il inspire abondamment, l’extrémité grésille, rougeoyante, il souffle des volutes bleutées, je les revois flotter, je revois l’homme flou au travers, les volutes restent mais l’homme n’est plus là. Je ne le revois pourtant pas se lever.

Je revois une femme, en tailleur daté, un téléphone vissé à l’oreille, elle a l’air énervée. Je la revois s’agiter, débiter des mots à une vitesse effrénée, qui se bousculent sur ses lèvres, je la revois s’avancer d’un pas furieux vers la fenêtre puis être tirée d’un coup sec en arrière, le fil du téléphone l’empêchant d’atteindre le rebord. Je la revois retourner le plaquer violemment sur son socle mural puis je la revois se retourner vers la fenêtre. Je la revois se retourner, elle n’a pas son visage en colère, en fait, elle n’a plus son visage du tout. Je revois ses boucles brunes encadrer une forme ovale vide. Mon cœur s’emballe dans ma poitrine, je ferme les yeux si forts que j’en ai mal aux paupières.

Je les rouvre et je revois la jeune fille qui me fixe au travers de la fenêtre. Je revois son regard de la couleur de la glace, froid et polaire. Je la regarde me regarder. Je m’approche d’elle, je me revois tendre la main pour la toucher, et la sienne se plaquer sur la vitre, cristallisée par le froid. Je pose ma main sur la sienne et anticipe la sensation du verre lisse contre ma paume. Lorsque je sens sa main, chaude et délicate, contre la mienne, je revois la scène presque à la ressentir. J’enlace timidement mes doigts aux siens, dans une danse légère. L’instant se fige, où est passée la fenêtre ? Je la revoie me sourire, son sourire qui illumine ses yeux de glace, qui prennent alors la couleur d’un ciel d’été. Dès lors je revois son expression se figer, ses yeux se dilater. La fraîcheur de leur reflet se contracter par la peur. Cette peur qui semble tout à coup la submerger. Tout s’accélère et la magie se brise, brusquement la jeune fille disparaît. Je revois encore l’interruption du temps. Je sens encore sa main dans la mienne. Où donc peut bien être la fenêtre ? Je recule.

Je revois ces personnes virevolter, en vitesse accélérée, tout se mélange et repart en arrière, je revois et re-revois les scènes entremêlées entre elles, mal accordées, je revois, puis revois, puis ne vois plus rien.

Je vois la poussière au travers de la fenêtre vide et froide : la nuit est tombée.

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