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mardi 19 mai 2020 - Ce qui nous empêche

Mardi 12 mai 2020
jamais on aurait cru pouvoir regretter l’isolement – ce matin, deux puis trois traînées blanches comme si elle étaient propres d’avions dans le ciel – les autos qui foncent – les hommes noyés et les femmes épuisées – Neil Young, les images des gens qui meurent asphyxiés – aux personnels on donnera une prime ; aux caissières un ou deux tickets restaurant gratuits – on sait y faire – le front du travail, le code, le contrat, la loi et le ministère – le monde va son chemin, de loin en loin, on démembre, on sacrifie, on jette – il se peut qu’à soixante j’en finisse – ou à soixante six plutôt pour ne pas finir sur des choses tristes – ne pas finir, surtout – en finir – à midi, il y aura juste huit semaines de passées (le poste dit « deux mois » car le poste ment) – l’A2D n’a jamais servi – surveiller, punir – les jours comme les heures et les minutes comme les mois – faire valoir ses droits à la retraite – retrait, ça se dit hikikomori en japonais – ce n’est pas de la fatigue, non c’est du dégoût : tant qu’on peut rêver, il reste une espèce d’espoir : le réveil, lui, ne laisse de place qu’au réel – il fait beau, froid, le linge sèche (on a avancé la lessive d’un jour) – on va aller faire un tour au Pandémonium 1 – on trouvera bien une histoire à produire – les articles des journaux commencent à parler d’autres choses – le poste a fait comme tout le monde, et les chroniqueurs sont de retour avec de la joie dans la voix, de la jubilation (ils aiment ce mot) dans les nouveaux outils, de l’extase devant les possibilités de la technique – les « bons clients » savent s’y prendre,oui – parfois l’envie de s’effacer : ça n’y changerait rien d’ailleurs

pour la croisière du Pandémonium (indiqué obligeamment par monsieur le Président (alias PM – aka Phil) – signé Piero Cohen-Hadria, intitulé
en arrivant
je prendrai les Zattere jusqu’à la douane, un signe sans un geste à la fortune et à ses deux esclaves, j’aurais à l’esprit Hercule, les écuries, les pommes du jardin, jusqu’à la Salute, je m’inclinerai sans bouger, en face au café sur la terrasse, des gens aux lunettes de soleil – il fera beau, tu sais – je resterai un moment à l’ombre – le matin je suppose, mais il fera beau – à rebours, j’irai voir un peu, de loin, l’île, un taxi emporte les clients, sur le mol certains ôtent les voiles noirs des gondoles, l’eau claire, je marcherai au soleil, un peu comme avant, un peu comme quand on avait l’âge de ne pas se faire de souci ou d’avenir noir – les mains aux poches, peut-être que je rentrerai dans cette église où Vivaldi faisait jouer ses airs, une pièce de cent lires (je me souviens des escudos et des moments passés sur les bords du Tage, sous les arcades de la place, avec ce libraire assis sur son petit tabouret pliant, qui se lève tout à coup et marche mains au dos veste fermée de deux boutons, lui et ses cheveux peignés et blancs et gris – il attend un peu peut-être) une pièce de cent lires glissée pour allumer cette lumière qui pense à mes morts mais seulement pendant quelques heures – le temps que se consume une petite chandelle, comme celles posées, parfois, au coin de l’Orillon- Saint-Maur, près de la statue de saint-Joseph, alors que je ne crois ni à dieu ni à diable, ni aux Beatles ni à Zimmerman comme disait l’autre – je ressortirai et au soleil il sera midi

(image du jour : le petit libraire)