Accueil > Blog passager > La Vallée, du langage publicitaire
La Vallée, du langage publicitaire
vendredi 24 mai 2019, par
Verte.
Les affiches promettent le soleil sur le quartier, les habitants marchant librement sur de vastes esplanades arborées, ce voisin en terrasse profitant de l’air pur et d’une boisson, des enfants jouant dans un parc, la joie dans leurs gestes. Un participe présent permanent, une photographie d’un instant possible. D’un instant impossible, car les proportions de ces personnes photographiées, réelles, sur le décor à venir, ne "colle pas". C’est normal, c’est un montage. Mais cette impression que quelque chose "ne colle pas", dans les proportions, les formes. Les arbres également, les différentes couleurs, différents moments possibles de leur évolution au cours des saisons, quelque chose ne va pas non plus. Ce n’est pas grave c’est pour donner une idée de ce que sera le quartier. Mais justement, une "idée", c’est une idée dans un temps présent, sans histoire ni avenir.
Lieu de passage pour les pendulaires, mail de tilleuls argentés, perspective étrange sur la photo-montage, peut-être exactement réaliste mais cette sensation toujours, peut-être due simplement à des détourages approximatifs, que l’œil capte et que le cerveau analyse sans que j’en ai conscience, me transmettant une sensation mal détourée de ce quartier à venir.
Ville "verte", coulée "verte". Ciel bleu, tilleuls argentés.
Les couleurs de la ville.
Quelle couleur, les idées, les émotions ? Ce qui monte au joue, au nez ? La couleur de la peur. La couleur de la frustration. La couleur de la colère.
Une ville plus verte est forcément bénéfique pour les dépressifs et les chômeurs.
L’autre jour, je suis allé marcher dans le parc de Noisiel, immense, jusqu’à la Marne, possédant au moins quatre séquoia, dont l’un est l’arbre le plus haut que j’ai jamais approché. Des perspectives de prairie sur plusieurs kilomètres, arrêtées seulement par des lisières. Au-delà, la ville se fait encore entendre, mais en sourdine, les oiseaux dominent, on peut se dire "en forêt". Ces lieux sont reposants, simplement agréables, aussi indispensables.
Comment dire du mal des arbres ? On ne peut pas. Il ne s’agit pas de ça. Il s’agit de ne pas oublier les autres couleurs.
Connectée.
La ville trait-d’union. Le quartier-lien. La coulée-verte. Les espaces de bien-être. Un lieu où passer sans s’arrêter. Un lieu d’où partir et où rentrer. On entendait plus souvent, à une époque, l’expression de "ville-dortoir". Ville en-passant. Quartier vite-vu. Espace à-quitter. Lieu à-fuir.
Comment dire du mal des chemins ? Comment dire du mal des allers, des retours. On ne peut pas. Il ne s’agit pas de ça. Il s’agit de ne pas oublier les chemins de traverses, les impasses, les déviations forcées, les départs sans retours, les départs sans destination.
C’est écrit mobilité-douce, et ça signifie la marche, le vélo. Ce qui se connecte c’est la foule, le mouvement de va-et-vient de la foule entre les lieux, qui sont des lieux de travail. Car l’idéal, c’est le plein-emploi, le travail pour tous, et donc les trajets partout. La ville est faite pour le travail, donc pour l’exploitation.
Il s’agit de ne pas oublier que les données qui circulent sont des habitants, humains ayant des chemins déterminés, trajectoires origine-destination, déterminisme-social. On n’en sort pas. On ne s’en sort pas. Une pièce ou un ticket-restaurant s’il vous plaît. Se connecter, c’est l’échange, c’est l’argent. Le salaire. Le niveau de vie. Les projets de quartiers à-venir sont simplement "connectés", tout rentre dans cette définition, ce mot-projet, ce mot-futur.
J’étais au Franprix l’autre jour, un vieux monsieur avec une mauvaise vue donnait des dizaines de pièces de monnaie à la caissière pour qu’elle compte. Après plusieurs minutes de comptage de six euros et quelque en pièces rouges, le manager arrive et prend le relai, intimidant le monsieur, que la prochaine fois au-dessus de cinq euros il ne prend plus les pièces. Le monsieur en tremblait presque : comment allait-il acheter son repas désormais ?
Intense.
Intense. C’est le retour du travail. De la production, de la consommation.
Les boutiques, le long des chemins pendulaires. Il s’agit que les humains-données circulant puissent consommer également. Les trajectoires formulent le salaire, qui se dépense dans cette même trajectoire. Comme un bilan comptable, il y a du plus, il y a du moins. Un équilibre, l’un moins l’autre égale zéro. Et la circulation se fait dans le même axe vert. Comme le bus de données d’un ordinateur connectant le processeur à la mémoire, aux différentes cartes (graphique, son, réseau), aux disques durs, où tout passe, où tout s’échange, où toute l’électricité utilisée circule et alimente, pour transporter ces données en dissipant de la chaleur.
Comment dire du mal du travail ? De la consommation ? C’est le dogme de notre société et nous ne pouvons pas remettre en place un dogme. La ville se construit d’ailleurs pour caractériser ce dogme, le dessiner, l’implanter, le faire vivre, ici en ville-verte. La ville est devenue le dogme de l’économie-politique qui guide le monde d’une main ferme.
Comment critiquer le système, le meilleur qui existe à l’exclusion de tous les autres, There Is No Alternative ? Comment critiquer ce qui ne se renverse que dans le sang versé ainsi que le dit le conte façon Le Grand Méchant Loup ?
Il s’agit de penser en dehors du dogme, il s’agit de dire des espaces hors de la production, hors de l’exploitation, hors de la consommation.
Alerte : Les niveaux de vie sur la photo sont aplanis pour des raisons de sécurité. Photo non-contractuelle. Des traces de mal-être peuvent être présent. Contactez le service client.
Il y a une ferme. Comme en vouloir à une ferme ? Il y a des espaces de détente. Un gymnase. Comment en vouloir au divertissement ? C’est la convivialité. Il suffit de quelques espaces animés, qui mettent sur le même plan les "expériences" artistiques et celles gastronomiques, ou "corporelles", comme le sport. Comment en vouloir au repos, à la distraction ? La ville se construit d’après l’idée de ville qui existe déjà, est éprouvée ailleurs, dans le sens de la construction de la Cité à l’identique : faire circuler la population et la distraire, en attendant que le jour suivant se répète.
Une anecdote. Au gymnase s’entraînent des enfants de tous âges, jusqu’aux adolescents dont deux d’entre eux, deux garçons, font concurrence de biceps, d’abdominaux et de pectoraux en s’entraînant aux barres parallèles le torse-nu. Leur entraînement est intense, ils en font spectacle et ne peuvent vivre sans montrer qu’ils sont des hommes virils capables d’exploits sportifs. Ils s’effondreraient sans cela, s’il leur fallait enfiler un T-shirt comme on le demande aux filles de leur âge. La pression sur eux est intense, ils se doivent de devenir des hommes et de montrer l’exemple, cela forme leur corps et leur vie, cela, je pense, les rassure.
Exemplaire.
Soudain le passé et l’avenir se mêlent. Il s’agit de penser l’avenir en recyclant le passé.
Comment en vouloir au recyclage des déchets ? Au recyclage du béton, des anciens lieux, au recyclage de la mémoire ? Comment en vouloir au progrès ? Comment en vouloir à ce qui fait vivre des lendemains qui chantent ? L’amphithéâtre de l’ancienne école Centrale fera l’objet d’un tri sélectif. Et ce tri générera des emplois, localement. Insertion, réinsertion. On triera les équations, les formules, les calculs de résistance des matériaux, de thermodynamique. L’entropie est totale. Tout est dans tout. Le catéchisme est naturel.
Comment en vouloir à ce qui respecte la divine Loi naturelle ? Il s’agit de ne pas oublier que le mot exemplarité cache le mot punition, adresse un comportement à suivre par obligation. Il s’agit de ne pas oublier les perpendiculaires, les tangentes, ce qui échappe à l’attraction de l’ordre.
Tout est cadré, le périmètre de sécurité linguistique est parfait. Comment en vouloir au bonheur ? La chaleur même de la Terre servira à rendre les futurs bâtiments performant énergétiquement. Économie, écologie, modestie.
Comment en vouloir à cette performance ? Comment en vouloir à la perfection, à l’exemplarité ? Il s’agit de ne pas oublier les imperfections, les corps malades, les corps laissés pour compte, les âmes qui ne se trient pas, n’entrent dans aucune case. Les idées fausses, les corps de travers, les êtres en marge, tout ce qui ne cadre pas, ne s’encage pas, ceux ne sont pas recyclables, celles qui sont sans label, ceux qui manqueront à l’appel, celles qui préféreraient être ailleurs. Ce qui dure, ce qui est permanent, est parfois violence, aussi bien que ce qui est éphémère et disparaît.
Comment en vouloir aux idéaux ?
L’autre jour c’est par les insultes, les pierres, les coups et le feu qu’un camp de Roms a été menacé par des adeptes de l’ordre. Face à un autre camp, un chantier s’étend, on dit qu’un métro passera là malgré les ajournements. Le chantier qui s’étend d’abord par son vacarme, par la poussière qu’il déplace, semble les menacer. Où iront-ils ?
Idéale.
La Cité Idéale, ronde, où l’on vit et l’on travaille, depuis Claude Nicolas Ledoux, depuis Godin, depuis les plans locaux d’urbanismes, depuis les techniques et les normes appliquées à la mise-en-vie des administrés impliqués par démocratie locale et participative aux projets préparés sur-mesure pour elles et eux. Des questions, des réponses, des doutes levées et des certitudes expliquées.
Comment en vouloir à l’idéal ? "Ce qui apparaît est bon, et ce qui est bon apparaît." [1] Comment en vouloir à la main ferme qui vous veut du bien ? Le monde est complexe, il se construit pour nous, pourquoi refuser ?
Comment en vouloir à la vie qui va se faire malgré tout, dans les interstices laissés, impensés ? Des festivals, des spectacles, des concerts, Noël, le cinéma, la fête ; et au milieu, tout le reste. L’inédit et l’attendu sur votre pas-de-porte. La ville et la nature, ensemble. Le travail et le repos. Le mobile et l’immobile. Le tout et le rien.
Comment en vouloir à l’avenir ? Comment en vouloir à une idée ? Le présent est la meilleure chose qui soit.
Le tout et le rien. Le rien. Ceux qui ne sont rien. Que le vide attire. Que la vie rejette, indépendamment des merveilles urbaines planifiées. La lézarde dans le bitume où pousse le dernier coquelicot rouge.
Il n’y a pas que casser qui est violent.
Construire aussi ça peut être très violent.
Une tour toute seule au milieu des champs, au milieu de rien.
Une cité qui s’étale au bout du bout du bout d’une ligne d’autobus.
Une grande façade plate, des fenêtres minuscules toutes pareilles, même pas de balcon.
Quel sens ça ? Ranger dans des boîtes. Mettre de l’ordre.
(Leslie Kaplan, Mathias et la Révolution)
Comment en vouloir une ville qui n’est pas faite de tour, de cité, de façade plate ?
Il s’agit de prendre prise sur les mots, comme l’alpiniste sait aussi escalader les buildings de verre.
[1] G. Debord, lire aussi G. Agamben.