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Les brasses dans le lac

samedi 12 janvier 2019, par Anne Demerle-Got

De tous les changements de repères que doit affronter celui qui voyage dans des terres lointaines, aucun n’égale celui qui l’attend dans la ville de S.

À la sortie de la gare, je cherchais à m’orienter, j’avais à faire, j’étais pressé. Mon amie m’attendait.

Pas le moindre panneau en vue. À chaque intersection – elles étaient nombreuses- deux petits sièges de toile, installés au milieu d’une chaussée sans trottoir. L’un vide. Sur l’autre, un personnage à lunettes, emmitouflé jusqu’au pied dans une doudoune vert pomme. Il me faisait un geste qui ne laissait aucune équivoque. Il m’invitait à m’assoir. Je m’asseyais, contrarié, j’étais pressé.

Il me demandait d’où je venais. Et je lui racontais la dernière étape de mon voyage. Il voulait tout savoir, le billet, la vitesse de la rame, les escaliers, la nourriture à bord. Soudain il baillait et m’indiquait une rue dans laquelle la même scène se reproduisait. Siège de toile, lunettes, doudoune vert pomme et geste précis. Impossible d’identifier de différence entre le personnage du carrefour précédent et celui auquel je racontais maintenant billet, vitesse de la rame… L’un d’eux m’indiqua une façade en béton lissé percée de mille petits carrés jaunes. Je courus à ce qui me sembla un porche au pied de cette muraille. Pour trouver la chambre de mon amie, le même protocole, mêmes toile, mêmes lunettes, et caftan d’intérieur… vert pomme. Dans le hall je fus prié de raconter mon amie. Puis à la sortie de l’ascenseur, nos amours croisées autour du même homme et son départ, et à l’entrée de sa chambre, comme pour ne pas en encombrer l’intérieur, sa maladie. Je voulus poursuivre et raconter son traitement au petit homme, ou grand adolescent chauve qui me barrait le chemin avec son fauteuil, mais il me fit comprendre par gestes et mimiques, qu’il fallait maintenant commencer un nouveau récit. Je lui racontais ce que je ferai avec mon amie, quand elle sortirait, et lui donnais force détail, sur les magnifiques endroits, urbains ou reculs que je m’ingénierai à trouver. Mais il dormait. Et je comprenais qu’ici on ne situe pas dans l’espace, ça n’a aucun sens. On ne se situe par pour soi-même, on se situe auprès de quelqu’un, en lui racontant l’histoire de quelqu’un. Je le formulais ainsi, ce n’était pas encore très clair.

Il s’était réveillé et avait ouvert la porte de la chambre. Mon amie me dit que je devrais aller parler avec les médecins, qu’il fallait que je trouve un récit pour eux, ils l’attendaient. Devant la porte, les deux fauteuils avaient disparu. Je trouvais le médecin dans une alvéole vitrée. Je lui racontais la force de mon amie, la beauté de ses brasses dans le lac, et comment nous allions sans doute y construire une maison pour accueillir les passants. Je vis les lettres du mot GUÉRISON relier les mouvements de son bras sur une tablette.

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