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16 mars – Danser avec les Supremes

mardi 17 mars 2020 - Ce qui nous empêche

Comment commencer ? Où, peut-être ? Aux Buttes-Chaumont, où avant-hier par temps gris j’observais de loin un homme allongé sur un banc, une basket en guise d’oreiller, la seconde à l’abri sous le banc, qui se protégeait d’une giboulée en dressant au-dessus de sa tête d’une main un parapluie, de l’autre le journal replié qu’il s’obstinait à lire. Où hier j’ai voulu retourner – mais il faisait beau pour la première fois, et c’était dimanche. Où la foule s’amassait, comme on l’a su tout de suite, les images ont filé sur les réseaux sociaux. Où j’ai tenté de lire, moi aussi, au sommet d’une colline fermée par un buisson d’où on pouvait me voir occuper le terrain. Où j’ai slalomé, que j’ai fui, tandis que cette foule continuait de se retrouver, les petits avec leurs ballons, les potes, les amoureux, les jeunes parents, les vieux.

Se mettre à détester les autres, d’un bloc. Se rappeler d’autres moments, ce type précis de détestation. S’en vouloir d’être sortie. Recommencer le lendemain dans des conditions opposées.

Choisir alors les rues les plus laides par temps froid, ou les moins connues. Celles dont on est sûr que personne ne va y passer : il y en a, dans Paris 19e. Ce qui est surprenant, c’est que ça ne l’est pas. Pour moi qui vis là depuis si longtemps, l’évidence de cette cartographie anti-foule, à laquelle je n’avais jamais pensé, s’impose. La rue de Meaux est moche, la rue des Chaufourniers déserte. Sur le trottoir traîne un masque usagé, comme avant les vieilles capotes. Hier, c’était le printemps. Aujourd’hui, rivé à son téléphone, chacun traîne un sac de courses, masque ou écharpe sur le nez, porte un poids qui se voit, les épaules affaissées, l’air lourd – sauf le type qui regarde les livres rangés devant le jardin partagé et laissés à disposition, en tâte un, se mouche.

Je descends avec prudence en direction de Jaurès et du canal Saint-Martin. Là, qui m’étonne davantage : le vide devant le Point Éphémère, fermé comme tous les bars, restaus, lieux de concerts. Personne sur le quai. Des pavés, le ciel gris, les immeubles qui se reflètent, c’est tout. Alors, comme j’ai un casque sur les oreilles et que j’écoute les Supremes, je me mets à danser. N’importe comment, en tournant sur moi-même, balançant, sautillant, mais je ne m’arrête plus : quitte à remonter des rues désertes, à ne croiser personne, pourquoi s’éviter la danse ? De toute façon je suis invisible. Ceux qui traversent ne me voient pas. I was there and not dancing with anyone chante Diana Ross. I’m in the middle of a chain reaction.
Si je danse, si j’en ai l’idée, c’est grâce à Caroline Grosjean et à Magali Albespy, à la compagnie Pièces détachées avec laquelle j’ai travaillé. Elles ont changé quelque chose en moi.

Un peu plus tôt, au téléphone, la secrétaire de la clinique psychiatrique où j’ai été soignée (I’m coming out, dirait Diana) me remerciait de prendre avec douceur le bordel ambiant, la consultation vidéo avec la psychiatre bousculée, reportée. C’est que le confinement, l’anxiété morbide, je les ai vécus en avance, pendant des mois. Est-ce que j’en suis plus forte, plus fragile ? Aucune idée. En attendant, merci les soignants, courages les patients et que les Supremes chantent.