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24 avril

dimanche 26 avril 2020 - Ce qui nous empêche

En écoutant Alain Supiot, en 2013 au Collège de France, sur France Culture, pour m’endormir dans l’amphi un peu poussiéreux du vénérable bâtiment.

Des gouvernements qui s’adonnent au rituel, à l’esprit de corps, où le peuple danse avec son tyran au cours d’une nuit consacrée. A quoi cela fait-il penser ? A quelque chose d’ancien, de primitif, ou à une parade totalitaire. Pourtant, de nos jours cela se passe, nous-mêmes y avons participé, nos familles, nos amis, nos voisins, possiblement. Il y a en effet des "gouvernements" qui célèbrent leurs victoires en musique, en danse, de façon traditionnelle. Ce sont Microsoft, Apple, ce sont les entreprises [1] avec leurs fêtes de fin d’année, leur célébration des résultats, leur after-work d’annonce de plan de stock-option etc.

Et aujourd’hui en plein confinement, ce sont aussi les entreprises qui décident pour leurs salariés des conditions sanitaires de travail. Va-t-on voir, si le virus est plus fort que la réponse sanitaire, si le virus en a terminé avec les gouvernements politiques incapables — et qui par ailleurs ont volontairement cherché à détruire l’État et le gouvernement démocratique, voulant depuis des années privatiser l’État, le transformer plus récemment littéralement en "start-up" (ces start-up dont la moitié échoue après quatre ou cinq ans [2]) — va-t-on voir les entreprises prendre réellement le pouvoir ? Facebook est un empire de 2 milliards de sujets, qui nous informe, nous surveille, bientôt va nous permettre de payer — si la cryptomonnaie numérique prévue est finalement mise en place. Depuis 2017 les entreprises de nouvelles technologies, Apple, MS, FB, Google, dépassent en valeur, sur les marchés, les entreprises du pétrole. Le monde bascule, l’âge de pierre, l’âge de fer, l’âge de pétrole [3] sont terminés, c’est l’âge numérique qui tient tout le monde debout. Et le virus qui nous confine chez nous a aussi provoqué la chute du prix baril, le pétrole, la voiture, le monde tel qu’on l’utilisait, tout ça ne fonctionne plus et du point de vue du marché ne rapporte plus ; ce qui fonctionne : le numérique, Internet, les entreprises récemment valorisées et leurs gouvernance par le chiffre.

Dans le demi-sommeil de l’amphithéâtre rêvé, je me pose la question paranoïaque évidente : s’agit-il d’une stratégie de la part du gouvernement français (un des gouvernements les plus sauvagement capitaliste de la planète, qui s’attaquait avec des lois approximatives et faites à la va-vite soutenues par une répression aveugle, il y a quelques semaines à peine, au régime des retraites, et cela sans même une raison comptable comme c’était d’usage habituellement dans la destruction des services publics), est-ce qu’il s’agit d’une stratégie de mettre en avant "problèmes de logistique" ? Est-ce une organisation de la pénurie de masques, gants, matériel médical ? Afin de mieux pouvoir dire en sortie de crise : regardez comme la machine étatique nous a ralenti, regardez comme il faut libéraliser tout ça pour mieux gérer à l’avenir ? Ou alors s’agit-il, malgré l’arrogance de leurs réformes et leur art de détruire le social, le public, d’incompétence dans une situation à laquelle ces gens ne sont pas préparés ? S’ils vont chercher à utiliser la crise au profit de leur idéologie, au profit de leur parcours personnel, de leur classe (stratégie du choc) peut-être n’ont-ils pas, autant que je le dis, l’art méchant au point de manipuler le confinement et le déconfinement pour, par les chiffres, prouver ce qu’ils avançaient avant la crise : il faut réduire les dépenses de l’Etat, etc. Argument d’autant plus ténu aujourd’hui que seul l’Etat peut protéger contre le virus, par des politiques publiques globales : aides aux plus défavorisés, chômage, soins, réquisition d’entreprises pour fabriquer ce qui manque, etc. Peut-être sont-ils simplement et réellement dépassés [4] par une situation à laquelle leurs parcours ne les a pas préparé.

Peut-être ces gens ne sont-ils pas à leur place pour ce qu’ils doivent faire, c’est-à-dire protéger la population. Ils sont venus "réformer" l’Etat, remplacer le système de retraite par répartition par un principe de capitalisation, réduire les "dépenses" d’assurance maladie, de chômage etc. Ils sont venus pour faire un boulot de destruction, le contraire de la protection à laquelle le virus les oblige.

Bref, l’entreprise, ce monde plus qu’étrange, séparé du monde habituel, et qui prend de plus en plus d’importance, jusqu’à remplacer les anciens rituels et s’infiltrer dans toutes les décisions politiques, on ne sait plus où se trouve la frontière entre l’un et l’autre. Dans L’Homme heureux, c’est ce passage (cette question, je l’aborde aussi dans Sans, dans C’était) :

j’assiste à tout ça, tout le monde est témoin, nous partageons ce monde, même celui qui, enfermé par les murs vitrés de l’entreprise, tourne sous un autre régime, où les paroles sont libérées uniquement en fonc­tion de leur rentabilité possible, estimée, pro­bable, un régime clos qui tourne par et pour lui-même, sans rapport avec le monde du dehors et cette étanchéité entre les deux, total schizo mais ça marche et se maintient et ça ne bouge pas, c’est une condition de fonctionne­ment de l’ensemble et on tremble de penser que, sous d’autres conditions, dans les murs d’une entreprise on pourrait vivre comme dehors en lisant, en créant, en prononçant des mots vains sans rapport direct avec demain et la production, en organisant des événements, en imprimant des journaux — et ici l’entrecôte est obligatoire parce que les hommes prennent de la viande dans le monde, les filles plutôt des salades ou du poisson et d’ailleurs ici on dit les hommes et les filles, parfois les gars mais dire les filles persiste — on pourrait vivre comme ça dedans ces murs, ou dehors certains jours, partir, revenir, avec des rêveries, des loisirs d’ailleurs le midi on parle de ça par exemple, des « loisirs », on ne dit pas le mot qui reste curieux à prononcer, mais on en parle, et les loisirs varient selon qu’on habite Paris, ban­lieue est ou lointaine nord ou sud — à partir de quel moment l’acceptation du moindre mal devient-elle participation active à un processus de destruction de masse [5] — alors la conversation — mais on parle de quoi, loisir de faire ou de ne pas faire, loisir, le loisir, le temps d’avoir le loisir de, la possibilité de, c’est « la liberté laissée à quelqu’un », sans plus, il y a un contrôle qui s’exerce — les plats arrivent tandis

[1Au lancement de Windows 95, fin de "keynote" en danse et musique chez Apple, ...

[2Chiffres d’origines floues, nombreuses et concordantes.

[3s’il ne se relève pas de la crise actuelle

[4Je cite quelques-unes des différentes incompétences en vrac et en en oubliant : retard de confinement lié à une croyance d’un virus peu virulent ou à la croyance qu’une "immunité de groupe" rapide et sans douleur serait possible, discours contradictoires à 1 mois d’intervalle sur l’utilité des masques, le ministre de l’éducation qui dit (les classes resteront ouvertes au moins jusqu’au tant) l’inverse du président (confinement le 15 mars) quelques heures auparavant, gestion de la fabrication/livraison des masques, blouses jetable, respirateurs, chaotique, calendrier de reprise du 11 mai d’abord flou, ensuite problématique, actuellement difficile à mettre en œuvre, mal pensé sans doute dès le départ à travers "la reprise de l’école" pour ne pas "dire" celle des parents travailleurs qui doivent faire repartir le PIB et le CAC40, au lieu d’affronter honnêtement leur point de vue et de planifier une reprise par métier par exemple et de faire dépendre ce calendrier de la disponibilité de masques et de tests pourquoi pas ? — lire un résumé de la situation par André Rougier à ces sujets où j’ai relu, et je l’avais oublié, mais ça fait mal, que c’est un virus traître de la famille du rhume.

[5« L’acceptation du moindre mal est consciemment utilisé pour conditionner les fonctionnaires comme la population en général à accepter le mal comme tel. Pour n’en donner qu’un parmi maints exemples : l’extermination des juifs a été précédée d’une suite très progressive de mesures antijuives, et chacune a été acceptée au motif que refuser de coopérer aurait empiré les choses — jusqu’au stade où rien de pire n’aurait pu arriver. Le fait qu’à dernier stade, le raisonnement n’a pas été abandonné et qu’il survit même aujourd’hui [1966] que son erreur est devenue si éclatante d’évidence — dans la polémique sur la pièce de Hochhuth [Le Vicaire, 1963, à propos de l’attitude de Pie XII face au régime nazi], on a encore entendu dire qu’une protestation du Vatican n’aurait fait qu’empirer les choses ! — est assez étonnant. On voit ici à quel point l’esprit humain est peu disposé à affronter des réalités qui contredisent d’une manière ou d’une autre totalement son schéma de référence. » — Hannah Arendt, Responsabilité personnelle et régime dictatorial