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30 mars. De l’autre côté

lundi 30 mars 2020 - Ce qui nous empêche

Nous étions face à face, assises à une table pour deux près d’une fenêtre de la salle à manger - on ne disait pas réfectoire. Par la vitre, peu de végétation mais suffisamment pour une perception de l’automne assez juste.
Je la connaissais depuis la veille. Elle était venue me parler, je crois, au repas du midi ou du soir. Depuis mon arrivée, j’étais fermée comme une huître, ne voulais pas communiquer. Je ne supportais pas la voix des autres, la rapidité de leur débit. Une fois, j’avais dîné face à un directeur financier bipolaire, c’est du moins ainsi qu’il se présentait. Il ne savait pas ce qu’il avait au juste, s’il avait été, ou non, correctement diagnostiqué. Il s’agitait, parlait sans discontinuer. Quand il m’a demandé mon métier, son visage s’est éclairé. Il s’est écrié : "Ah, la création, l’écriture ! Tiens, ça me fait penser que je voulais écrire un livre. Je devrais profiter du séjour pour m’y mettre !" Ce n’était pas la première fois qu’un homme (toujours un homme) avait cette réaction devant moi. Ce n’était pas la première fois, non plus, que je ne répondais pas ce que je pensais, à savoir : "Imbécile, l’écriture, ça n’a rien à voir. Tu ne vas rien écrire du tout". Au contraire, j’ai été encourageante, comme je le suis en atelier (en atelier j’y crois toujours). Il ne s’adressait qu’à lui-même, de toute façon : quelle importance ?

(cette valorisation sociale et superficielle de l’écriture, bipolaire ou non, il n’empêche que ça m’exaspère)

Une autre fois, une dame âgée était venue s’asseoir et pendant le repas m’avait raconté qu’elle devait quitter la clinique, que c’était pour bientôt, aujourd’hui ou demain, mais qu’elle s’inquiétait de ne pas réussir à s’organiser. Elle me parlait de papiers à retrouver, à remplir, de cousines qu’elle connaissait à peine et qui devaient se rendre chez elle, ou venir la chercher, je ne sais plus. Ce qui lui posait problème n’était pas cohérent, pas au millimètre en tout cas. J’avais cherché des solutions, qu’elle avait rejetées. Je m’étais ensuite demandée ce qui m’avait poussée à dépenser de l’énergie dans cette conversation, moi qui n’en avais pas et préférais le silence. Le lendemain, je n’étais pas surprise de la revoir à la même place.
(le surlendemain aussi)

Ce jour-là, près de la fenêtre, j’étais donc assise face à V, dont j’avais fait la connaissance la veille. Le contact avait été simple, immédiat. On savait pour quelle raison l’autre était là. Elle m’avait même avoué quel métier elle faisait. Elle, qui se liait facilement, je l’avais bien vu dans la salle, n’en avait jusque là rien dit, pour des raisons que je comprends et qui lui appartiennent. Nous discutions comme d’anciennes amies. On riait, même :
— Faire une chose à la fois, ça suffit bien !
— Oh, une chose par jour, même !

J’ai quitté la clinique trop tôt, plus tôt qu’il n’aurait fallu parce que j’avais d’autres soucis de santé et ne voulais pas tout mélanger. Ma décision était prise, même si je n’étais pas tout à fait prête. Je le lui ai dit. Elle m’a répondu :
— Moi, je ne peux pas encore...
On a tourné ensemble la tête vers la fenêtre.
— Retourner de l’autre côté.
Je voyais très bien ce qu’elle voulait dire.

*

30 mars. Au moment où j’écris ces mots, le système informatique de la clinique, en surcharge, vient de planter. Il me faut plusieurs heures pour réussir à parler à la psychiatre qui me suit, depuis l’automne, au téléphone. Elle m’apprend que la poste ne fonctionne plus dans la ville où elle travaille : les prescriptions comme les miennes, qui doivent se faire sur papier, sur ordonnances sécurisées, sont suspendues. Je trouverai sans doute une solution, d’une façon ou d’une autre. Mais pour l’instant, voilà ce vertige : la psychiatre qui dit "je ne peux rien" (et cela est valable pour les autres spécialistes que je consulte aussi. Un seul et même écho).

Je pense à V et à tous, patients, soignants, cuisiniers et gens de ménage, de cette clinique comme d’ailleurs.