Nos îles numériques

entre connexion et déconnexion

3 minutes

dimanche 1er novembre 2020

En 2020, D., mon ami, filme avec de la pellicule. Il manipule les appareils, calcule des choses compliquées à propos de lumière, et m’explique que 3 minutes valent 100 euros.
Quand je suis dans le cadre, il me donne des instructions simples : assieds-toi sur la chaise, visage tourné vers la fenêtre. Au bout de 40 secondes, lève-toi ; dirige-toi vers la fenêtre et tire le rideau. Puis disparais hors du cadre. Pendant une minute, et ne dis rien.
Chacune des secondes où il filme est de l’argent. D. a peu d’argent, comme documentariste de l’école Mekas. On préfère le cinéma-personnage, m’explique-t-il. Donc, il est peu abondé, financé, approvisionné : erreur d’école mais c’est ainsi. On se positionne parfois par ruse, parfois pas.
Alors je sens dans tout mon corps immobile, dans la torsion de mon cou, dans le clac-clac-clac de la caméra, que le temps est dense comme de l’argent qui coule.
C’est pareil en 2001 quand je lis Harry Potter et que l’ordinateur familial est un iMac rose, posé sur une table en bois dans l’entrée.
Une amie de ma maman lui a donné un post it sur lequel elle a recopié l’adresse du site Harry Potter. J’ai 8 ans, je sais à peu près écrire à la main ; le clavier, c’est plus compliqué. J’utilise seulement l’index de ma main droite. Ma mère m’explique que le temps c’est de l’argent. Chaque seconde coûte des centimes alors je dois
être rapide, aller à l’essentiel.
On n’utilise pas le moteur de recherche. On ne passe pas par Yahoo. On n’a pas l’ADSL, et chaque seconde est facturée. Alors on tape l’adresse dans la barre du navigateur. Quand ma mère voit que j’arrive à cliquer toute seule – j’ai l’expérience des jeux, comme Adibou, Pouce-Pouce ou L’Oncle Ernest –, elle me laisse seule mais elle compte le temps qui passe, décompte le temps qui passe. Je sais cliquer, faire
défiler la page, retourner en arrière. Tous ces savoirs sont ma numératie d’enfant.
Le site est immense et profus. Beaucoup d’images, d’écritures, d’informations : l’univers des livres se déploie, non plus linéaire mais éclaté. Peut-être des informations sur le prochain volume ? surtout, des petits jeux. Je clique sur l’un d’eux, consacré aux dragées surprises de Bertie Crochue. On pioche des parfums dégoûtants ; c’est surprenant. D’un clic à l’autre, hasards provoqués... Je reste dix minutes en ligne, puis me déconnecte.
En 2020, je cherche et ne trouve plus le site Harry Potter. Les quelques sites officiels recensés par Google sont, vraisemblablement, des sites peu coûteux et dont le design n’a pas suivi l’évolution générale du web. Pour autant, ils ne coïncident pas avec mon souvenir de profusion heureuse.

Marie-Anaïs Guégan