Nos îles numériques

entre connexion et déconnexion

Irruption de l’informatique au travail

dimanche 15 novembre 2020

Déjà l’encombrement, le machin difficile à caser : au boulot, le premier ordinateur était arrivé vers la fin des années 80, un engin posé ans un coin de la salle commune (on dit open space maintenant), dans les entrailles duquel on enfouissait toutes les signalisations relatives aux pannes du téléphone, jusque-là notée sur des imprimés. Pas de connexion bien-sûr, et on ne faisait encore confiance qu’au papier, aux listings troués qu’une lourde imprimante dévidait juste à côté. Souvenir du vieux chef qui m’avait initié à l’informatique, MSDOS, Multiplan, Wordstar, acronymes oubliés.

Encore quelques années et un PC avait fait irruption dans mon bureau. Où le mettre ? Le Minitel déjà encombrait l’espace : on le devine à droite sur une photo. Je souris largement, j’ai l’air heureux. J’ai des feuilles, des stylos, une armoire ouverte derrière moi laisse voir des dizaines de dossiers : c’est le règne encore de l’écrit à la main, période dont j’ai du mal à me souvenir. On ne voit pas l’ordinateur, j’avais dû le reléguer sur une autre table, je recevais mes collègues en face à face, les problèmes se réglaient en direct, par la parole.

Et puis l’ordinateur était devenu plus présent, il fallait délaisser feuilles et stylos sous peine de passer pour un ringard, s’habituer au clavier, s’user les yeux sur les lignes lumineuses. Le machin néanmoins demeurait embarrassant, les écrans plats étaient réservés aux dirigeants parisiens et pas aux cadres de province. Maintenant, je jouais à cache-cache avec les collègues qui venaient me parler, le cou douloureux à force de sans cesse déjeter la tête pour les apercevoir derrière l’empilement du PC.
On m’a doté un jour d’une adresse mail. Je me rappelle de la première fois où j’ai envoyé un message à celle qui partageait mon bureau, plutôt que de lui donner l’information de vive voix : impression triste d’une transgression. Les collègues passaient de moins en moins me voir, je n’avais plus le temps de leur répondre, sinon de manière évasive, front soucieux, œil rivé sur l’écran, essayant de distinguer vaguement quelque chose dans la multitude informatique. Bientôt, plus personne ne me dérangerait. Je ne me suis même pas aperçu de ce moment.

Thierry Beinstingel