Nos îles numériques

entre connexion et déconnexion


Pesanteur

mardi 1er décembre 2020, par JS
.Ce texte fait partie de la grande page navigable "Œuvre en cours".

Si Internet était fermé la nuit je dormirais mieux. Le fait de savoir que c’est possible empêche de dormir. C’est possible, tout : tout est accessible, disponible à l’instant. Si je m’ennuie c’est parce que je n’ai pas trouvé ce qu’il me faut dans cet infinité de choix, et je suis stupide de n’avoir pas trouvé parce que c’est forcément là quelque part. Si je dors je suis stupide car je pourrais découvrir, vivre, tellement d’expériences.

Savoir qu’il est possible d’accéder. Savoir qu’à un clic, il y a tout. Il suffit du bon lien, chacune des milliards de pages du web est à ma disposition. Ce sera une vidéo, une musique, une photographie, un texte, quelque chose de nouveau, de sans précédent. Et qu’y a-t-il au clic suivant ? C’est la découverte du monde, de toutes les terra incognita sans sortir de sa chaise. C’est le remplissage de soi par le défilement infini. Et s’il faut se remplir, c’est que nous sommes vides. C’est comme un théorème. Peut-être que s’il y a possibilité de nous remplir, comme une incitation, peut-être que ça nous creuse aussi, ça. Comme un autre théorème. Comme un récipient souple, mou, à mesure qu’on le remplit il gonfle pour recevoir encore plus de plein. Gavage sans fin.

Chaque jour il y a plus de données, chaque seconde des milliers de gigaoctets deviennent disponibles, attendant notre clic, des milliards d’informations dans lesquelles chercher, trouver sans chercher, se voir, voir autre chose, un autre monde, un monde atroce ou un monde meilleur. On peut se perdre dans des articles de journaux et leurs commentaires haineux ou dans des rues calmes d’une banlieue de Tokyo avec Google Street View et quelques fantômes amicaux. Chaque jour de nouvelles fictions, plus que toutes celles que nous avons vues jusqu’alors. Le contenu n’est pas seulement rapide, il est plus rapide, il accélère, et il y en a de plus en plus. La fonction d’accélération est vertigineuse, la chute libre d’un corps accélère avec la gravité, c’est visible et quelque soit la masse de l’objet, on le sait.

Depuis Newton on connaît la formule, la force de gravité = la masse × la pesanteur. La pesanteur étant une fonction de la constante universelle de gravitation, de la masse et du rayon de la terre au carré : on tombe. Mais depuis Einstein, on sait qu’on ne peut pas distinguer si l’on tombe avec une accélération constante dans un "champ gravitationnel" [1] ou si l’on est en apesanteur complète, léger loin de tout corps massif. Dans les deux cas "on ne sent pas son poids" et les lois de la physique deviennent les mêmes. Pendant la chute libre du haut d’un immeuble (par exemple) pas moyen de dire si c’est la Terre qui accélère vers le haut ou nous vers le bas. Le seau de peinture et le pinceau sont immobiles, c’est l’immeuble qui monte et le sol qui accélère vers nous. Einstein a un jour pensé ça, "Si une personne est en chute libre, elle ne ressent pas son propre poids", qu’il raconte comme "la pensée la plus heureuse de sa vie".


Sur sa ligne d’espace-temps, la pomme qui "tombe" est immobile.

Enfermé dans l’ascenseur en chute libre, je peux croire que je suis dans l’espace, les objets autour flottent comme moi, aucun moyen de distinguer. Inversement, dans l’espace, si ma fusée subit une accélération par "en-dessous", disons, alors je colle au sol et les objets tombent, pas moyen de savoir si par hasard je ne serais pas sur Terre. La gravité et l’accélération, identiques. L’immobilité et la chute, identiques. En Relativité Générale, ça s’appelle "le principe d’équivalence".

En restant immobile nous chutons. Chutant, nous accélérons d’environ 9,81 mètres par seconde au carré, c’est-à-dire qu’à chaque seconde nous allons 10 m/s plus vite qu’à la seconde précédente [2].

Sur Internet, je ne bouge pas et tout s’élève dans la fenêtre qui défile devant moi, et le contenu accélère, c’est bien le mouvement de la chute.

Je prends une vidéo au hasard. Je peux vivre dans le passé aussi. La Relativité Générale n’y peut rien : sur Internet je peux voyager dans le temps. Je peux essayer de me reprogrammer un samedi après-midi de télévision de 1989. Les programmes sont-là, un peu en désordre, un peu de plusieurs années, mais je peux m’approcher d’une telle journée, entre séries et jeux télévisés. Peut-être même un match de tennis, je m’imagine au mois de mai, il commence à faire chaud dehors, les volets sont fermés pour ne faire de reflet sur l’écran et voir ce match inoubliable. Lendl a l’air plus vieux que moi, encore aujourd’hui quand je le regarde et que je suis plus vieux qu’il n’était. Chang est toujours aussi jeune, et déjà en 1989 je le trouvais plus jeune que moi alors qu’il était plus vieux. Je prends ces quelques notes, suis surpris de me souvenir des images, des attitudes des joueurs, de comment le tissu de leur vêtement flotte différemment de ceux d’aujourd’hui, de comment le jeu était plutôt lent.

BNP IBM
L’écho du choc balle-raquette, le rebond plus soft.
"Même Ivan Lendl dit ouais bien joué."
Les commentaires calmes, concentrés, beaucoup plus qu’au foot de nos jours par exemple.
Lacoste Perrier
"Elle est bonne ! Il n’aime pas ça Ivan Lendl, ça se voit sur son visage."
Le moment du match où l’on sent que ça bascule, à 2 sets à rien, on sent que le match peut se retourner en faveur de Chang, et le fait de le savoir comme si je venais du futur pour assister au match avec cette connaissance d’oracle.
"Vraiment magnifique cet enchaînement, c’est son meilleur coup."
Trente zéro.
Sergio Tacchini
"On a fixé j’espère ce fabuleux coup droit sur la pellicule."
Jeu Chang. L’accent anglais de l’arbitre.
"Tout à fait, Patrice."
Le claquement du filet. Le cri de Lendl. Point de bascule à 15-40 ?
Gatorade Reebok
Le murmure du public sur les coups litigieux
"La pin’s mania continue de battre son plein à Roland Garros."
Ou 30-40 ?
"Une occasion pour Chang de prendre le service du Tchécoslovaque. Enfin, du Tchécoslovaque résident américain."
"Sur la ligne ce coup droit."
Encouragements criés dans le public. Les plans de coupe sur des visages, des chapeaux.
Des silences.
"Il mange une banane, Michael Chang. Chang qui, tout comme Miloslav Mečíř, a une passion, une grande passion, c’est la pêche. Sans doute le moyen d’oublier un peu le circuit du tennis. Et puis aussi de se concentrer, d’être tranquille de se détendre. D’être avec soi-même."
[ ... ] [3]

Comme une île temporelle.


[1Langage courant inadapté mais pour le moment ça nous permet de nous comprendre.

[2

[3Et à la fin : "Lendl sifflé qui n’attend pas son adversaire pour quitter le court."