Littérature Radio Numérique

accueil

2 mai

lundi 11 mai 2020 - Ce qui nous empêche

2 mai 2020

Bien sûr, des chiffres, des indicateurs, des données fiables et bien utilisées, je n’ai rien contre. Le nombre de lits d’hôpitaux, d’urgence, de réa etc., très utile pour l’augmenter à mesure que la population augmente par exemple. Ce nombre est utilisé pour les réduire depuis plusieurs années, c’est le souci. Les chiffres ne sont pas tout aussi. Les médecins demandent des moyens, ce qui compte c’est la demande, pas son chiffre. Le déconfinement arrivant, comme une roue carrée qui roule sur un sol en pente, j’ai l’impression que les chiffres sont lus, interprétés, mais que l’exécutif n’écoute pas la parole, ou pas assez, ou mal.

Bref, pendant ce temps, toujours écoutant Alain Supiot, je me renseigne, vérifie, constate, paraphrase pour noter, mémoriser, acter, pas pris le temps de critiquer vraiment, j’écoute. Et voici la présentation du projet Doing Business, soutenu et financé par la Banque Mondiale, sur son site :

Le projet Doing Business mesure la réglementation des affaires et son application effective dans 190 économies et dans certaines villes au niveau infranational et régional.

On remarquera qu’il n’y a plus de "pays", de "nations", mais des "économies". Comment définir un "pays" ? C’est un territoire délimité par une frontière, caractérisé par une une langue, au sens de Nation ou d’Etat il s’agit aussi des institutions et des lois partagées par un peuple. L’intérêt ici d’effacer la nation ou l’Etat-nation, c’est de gommer ses lois nationales, issues d’un mouvement historique, de la lutte des classes, de les remplacer par des lois supra-nationales indépendantes des peuples et imposées par des "mesures" et plus par la politique.

Lancé en 2002, le projet Doing Business analyse les petites et moyennes entreprises au niveau national et mesure la réglementation s’appliquant à celles-ci tout au long de leur cycle de vie.

Ensuite le sujet, c’est l’entreprise, pas le citoyen. Le citoyen vote, l’entreprise publie ses "résultats". Un vote n’est pas quantifiable comme un chiffre d’affaire, et c’est tout ce qui, désormais, compte (sic).

En collectant et en analysant des données quantitatives détaillées pour comparer les cadres réglementaires applicables aux entreprises du monde entier au fil du temps, Doing Business encourage la concurrence entre les économies pour la mise en place d’une réglementation des affaires efficace.

Ce qui se passe, c’est donc la notation des "économies" d’après des critères présentés comme "objectifs", dans des rapports où les termes "rigidités" ou "coûts" sont employés pour désigner des droits. Par exemple, avant que la Banque Mondiale et Doing Business ne retirent les rapports de leurs sites web (vers 2010-12), il y était écrit qu’un salaire minimum de 20$ par mois en Afrique était un frein au développement et à l’implantation des entreprises. Même chose pour un programme contre le harcèlement moral et sexuel au travail, jugé trop cher [1]. Idem concernant la protection sociale des employés à temps partiels, partout dans le monde. Si les rapports ont disparu suite aux plaintes des syndicats et de l’OIT, il ne faut pas croire que ces critères ont disparu : ils sont au fondement même de ce qui fait l’économie politique mondiale aujourd’hui, et l’Union Européenne en particulier, de mesurer le coût du travail et mettre en concurrence zone par zone. Dans l’Union Européenne plusieurs "réglementations" visent à établir un "marché législatif" qui doit satisfaire les exigences des investisseurs en terme de lois, pour les "attirer" sur un marché plutôt qu’un autre, considérant — et c’est le dogme de cette économie, de ces lois — que "l’utilité publique est maximisée" quand les intérêts privés sont libres de "maximiser leurs profits individuels" ; par un effet que je qualifierais de non-prouvé et magique, véritable croyance, réelle manière de vendre un système éculé et nocif. Combien d’exemples d’enrichissements personnels sans contrepartie, d’autant que les impôts ne sont pas payés, l’argent placés dans des paradis fiscaux, ou des "zones" précisément mises en concurrence pour laisser cette opportunité ; l’hypocrisie tellement visible.

Cette "maximisation des utilités individuelles" s’illustre par exemple dans des ruptures de contrats, quand il s’agit de comparer ce qui "coûte" le plus : honorer à tout prix le contrat ou le révoquer. Cette pensée particulière, apparemment simple car elle nous paraît bien intégrée à la société, est le résultat d’une notion de "calcul des utilités" qui mène par exemple au principe du pollueur-payeur : si l’usine est considérée comme "utile" socialement (en réalité économiquement, c’est-à-dire si est-elle rentable : maximise-t-elle son propre intérêt ?) alors elle obtient le droit de polluer, qu’elle compense en payant une amende, car ce qu’elle produit a été jugé supérieurement utile à, par exemple, le produit de la pêche dans cette rivière, que les pêcheurs se plaignaient de ne plus gagner, en les payant l’affaire est réglée, le bilan équilibré. Un autre exemple pris par Supiot, en 2013, et douloureux à lire aujourd’hui, et celui des 2000 € de médicaments non livrés car la voisine a proposé 10000 € et donc même avec des dommages et intérêts le vendeur maximise son gain par la brisure du contrat, en toute légalité. Ces principes supposent que l’allocation de la ressource a été efficace, est allée où elle devait aller : si on peut payer 5 fois plus c’est qu’on en a besoin.

Plus haut j’ai écrit "réglementation" pour reprendre ce terme de "réglementation des affaires" tel qu’il est utilisé dans le site de Doing Business (et dans les textes de l’UE, de la Banque Mondiale, de l’IFC etc.) qui est une particularité puisqu’il vient du terme anglais "regulation" qui signifie aussi "réglementation" et finit par remplacer aussi "droit du travail", ou le simple mot de "loi". On ne voit pas bien une "réglementation" être votée démocratiquement au Parlement par exemple, c’est autre chose. Le "droit du travail" quant à lui est intolérable puisqu’il s’agit d’un "coût", d’une "barrière" à faire tomber.

Les gens de la BCE, de la Commission, et finalement toute la pensée "européenne" (pour dire "pro-UE", c’est-à-dire "ultra"-libérale [2]) considèrent la mission de la "construction européenne" comme quelque chose de technique, de non-politique, dont l’application conduira au bonheur des peuples par application des règles économiques. Ce mot de "construction" permet d’éviter celui de "régime", dans le même geste que l’Union Soviétique quand il s’agissait de "construction soviétique" ; encore que cette construction promettait une "société d’abondance" quand la construction européenne ne promet rien d’autre que la persévérance de sa construction. Ce que je veux dire c’est qu’au cœur du "projet européen", il y a ça, cette pensée de "gouvernance par les nombres", et rien d’autres, tout le reste c’est du marketing pour nous le vendre : la construction et les échanges entre les peuples (on a le nationalisme, l’appauvrissement des pauvres et l’enrichissement des riches, la paix (on a un budget militaire, un commerce d’armes, la guerre contre les pauvres, le désastre des Balkans dans les années 90 [3]), la justice (de classe).

Quoiqu’il en soit, la notion de "contrat" étendue à celle de "lois" est une affaire de croyance partagée. Encore faut-il en avoir conscience et que ses bienfaits s’appliquent au plus grand nombre, et c’est là une question hautement politique. Et pourtant. Je retranscris Alain Supiot [4] :

Quand on arrête les comptes, ils sont rendus publics et ils ont "force probante", la communauté des marchands se soude autour de ce système de "vérification et de vérité légale".
[...]
On ne peut rien comprendre à la naissance du capitalisme si on oublie que ce qui soudait les marchands Gênois ou Flamands, par exemple, c’était la "foi" dans un même garant divin de la parole donnée, et au 19é siècle encore de nombreux industriels continuent de placer leurs comptes sous l’égide de Dieu. Si l’image comptable est trompeuse, si l’on cesse de pouvoir y croire, la communauté se disloque. C’est ce qui advenu dans l’affaire Enron, des manipulations comptables sur lesquelles reposaient sa bonne santé apparente.
[...]
Il s’agit d’exprimer la vérité et la justice, nous sommes avec la comptabilité à un point d’articulation du vrai et du juste ; c’est aussi l’idée de "vérité légale". La normalisation comptable n’est pas une pure technique politiquement neutre, c’est pourtant ainsi que l’a conçu l’UE qui a délégué en 2002 le soin d’élaborer les normes comptables à une agence privée censée détenir l’expertise technique, il s’agit de l’International Accounting Standards Board qui est basée à Londres, qui fabrique des normes comptables, c’est une agence purement privée, et l’UE les reprend alors à son compte sans aucune discussion de nature politique.

En France, la loi de finance de l’assurance maladie découle de ces logiques, depuis Maastricht et la réforme de 1996, puis 2001, et celle de 2005, que Wikipédia résume : "[La loi organique relative aux lois de financement de la Sécurité sociale (LOLFSS)] promeut une culture de la performance basée sur une logique de résultats liés à la définition d’objectifs.". Et tout le vocabulaire de l’action publique change et se transforme avec des objectifs et des indicateurs chiffrés, on parle de "rapport annuel de performance" dans la fonction publique etc., et à dire vrai j’ignore comment cela était formulé avant ces lois, mais on a là quelque chose de très éloigné du bien public et qui répond par et avec des chiffres, là où il faudrait que la parole et l’écoute prévalent.


[1Je cite Alain Supiot qui a conservé copie de ces pages web.

[2Supiot précise que "ultra" est utilisé en référence à la réaction de cette pensée.

[3Conflit que je connais mal, mais c’est sans doute le cas de beaucoup ? Je ne sais pas

[4Cours du 7 mars 2013, diffusé sur France Culture le 6/04/2020 intitulé Le rêve d’harmonie par le calcul.