Atelier L’aiR Nu : à l’écart

Le Psychanalyste, de Leslie Kaplan, lu par Alain Walther et Elias Oster

mercredi 6 avril 2016

Nous devenons flaques

Louise

Louise, Solange et Aurélien sur le plateau.
Louise marchait lentement de long en large. Solange et Aurélien la regardaient.
— Le vide, disait Louise... J’ai parlé du vide parce que dans un endroit comme ça tout est pareil, tout est sur le même plan.
Dedans, dehors, c’est pareil.
C’est ce qui crée cette lourdeur supplémentaire. Ce rien qui pèse des tonnes. Pour faire quoi que ce soit, il faut une force...
On ne peut s’appuyer sur rien. Dans l’environnement il n’y a rien sur quoi s’appuyer.
Je pense, disait Louise, elle s’adressait à Aurélien, je pense à l’endroit où je faisais du théâtre avec les enfants.
La gare, la route, le collège, le centre commercial. Pareil.
La boulangerie, l’épicerie, la boucherie. Mêmes odeurs, mêmes couleurs. Tout pareil. Il n’y a rien, pas de moyens pour distinguer, pour faire des différences.
Les lignes, les contours ne font pas vraiment de différences, ne découpent pas l’espace de façon différente.
Tout se fond, tout devient flou.
La gare est comme la cité, la cité est comme la route.
Le collège et la cité, c’est pareil.
On n’a jamais l’impression d’être à l’intérieur.
Ces deux femmes sont prises dans ce vide, dans ce rien. Elles se débattent là-dedans.
Solange regardait Louise et hochait la tête. Elle dit :
— Oui. Et quand Julia dit Je t’aime à Sibylle, il faut qu’on entende ça. Que les mots sont assiégés par ce vide. Menacés et assiégés.
— Exactement, dit Louise.
— Mmm, dit Aurélien, oui. Il s’était mis à crayonner.

Marie

Marie marchait dans la rue et tout, vraiment tout, lui paraissait et bon et beau. C’était pourtant son quartier, elle connaissait les rues par cœur, mais... le ciel bleu, des nuages blancs, des immeubles étroits, années trente, en briques, d’autres plus gros et plats, années soixante, elle croisa une petite vieille en chaussons, des chaussons chinois en velours noir à bride, elle avait une veste bordeaux et des soquettes assorties à la veste, Marie le remarqua tout de suite et fut enchantée qu’elle prenne la peine d’assortir ses soquettes à sa veste, alors même, pensait Marie, qu’elle était seulement en chaussons, la joie, se disait Marie, la joie, elle étirait les bras en marchant, aucun verbe à côté du nom, mais la joie, un couple pas intéressant, très intéressant de ne pas être intéressant, une fille portant sous le ras un casque de moto énorme, Marie aurait eu envie de voir sa tête dans le casque, un vieux avec son chien, elle le connaissait, Bonjour Monsieur, sourire, les gens qui ne sourient pas manquent de, Marie chercha, il y a des gens qui ne sourient pas, ils manquent de, peut-être d’élégance, se dit Marie, ou d’éducation, enfin, bref, moi, même quand je pleure je souris, se dit Marie, qui se moquait mais était contente de la vie en somme.
Des arrières, des perspectives, en arrière, en avant, voilà ce qu’elle éprouvait, elle avait l’impression de sentir pour la première fois ce que c’est, marcher.
Etre solide, située, avoir des contours, ne plus être une flaque, et rencontrer du solide par terre quand on avance.

Le psychanalyste, de Leslie Kaplan, lu par Alain Walther puis Elias Oster

Le site de Leslie Kaplan.