Les Boutiques de cannelle, de Bruno Schulz, lu par Franck Queyraud
mercredi 6 avril 2016
Dès ce temps-là, notre ville avait déjà tendance à sombrer dans la grisaille chronique du crépuscule, à se garnir sur les bords d’une lèpre obscure, d’une moisissure duveteuse et de mousse couleur de fer.
Sitôt démailloté des fumées brunes du matin, le jour basculait dans un bas après-midi couleur d’ambre, devenait pour un moment transparent et doré comme un verre de bière brune, pour descendre ensuite sous les voûtes innombrables de vastes nuits colorées.
Nous habitions place du Marché, dans une de ces maisons sombres, aux façades vides et aveugles, qu’il était impossible d’identifier.
C’était la cause d’erreurs continuelles. Car une fois qu’on se trompait de seuil, qu’on prenait par mégarde un autre escalier, on pénétrait dans un labyrinthe de logements inconnus, de vérandas, de courettes inattendues, qui vous faisait oublier peu à peu votre dessein initial et ce n’est qu’au bout de plusieurs jours, après d’étranges et tortueuses aventures, que l’on se rappelait avec remords, à l’aube grise, la maison paternelle.
Encombré d’armoires, de canapés profonds, de miroirs ternis et de palmes artificielles, notre grand appartement tombait lentement en abandon du fait de l’indolence de ma mère, qui passait ses journées au magasin, et de l’incurie de la belle Adèle aux jambes fines qui, se sachant peu surveillée, passait son temps en d’interminables toilettes, laissant partout des traces de sa coquetterie sous forme de touffes de cheveux arrachés, de peignes abandonnés, de souliers et de corsets qui jonchaient négligemment le plancher.
On ignorait le nombre exact de pièces, puisqu’on ne savait jamais lesquelles étaient sous-louées aux étrangers. Parfois il nous arrivait d’ouvrir par hasard une de ces chambres oubliées et de la trouver vide ; il y avait longtemps que son locataire l’avait quittée et, dans les tiroirs fermés depuis des mois, on faisait alors d’étranges découvertes.