Commençons par ceci

de dos, photo prise (dit-on) par Constantin Costa-Gavras, Chris Marker qui filme la place Rouge. « Ce que je remarque (dit la réalisatrice, en voix off) (mais moi aussi) c’est que Chris a les oreilles décollées ». Oui. Comme son cousin Jenry. Oui.
Moi aussi. Comme mon père…

(l'affaire est ambitieuse - ce sont des choses qui vous font battre le cœur - je dispose après vision et re-vision(s) du film (de télévision sans doute) de plus de soixante-dix vidéo-grammes - comme on dit photogrammes pour le cinéma : ça fait beaucoup - il y a du tri à faire - de la présentation - et aussi quelque chose qui me rappelle les billets posés dans la maison[s]témoin au sujet de l'hôtel de Suède (et sa chambre 12) ici le premier et là le deuxième) (j'explore en quelque manière les débuts des miennes sympathies pour le cinéma dont j'espère qu'elles seront partagées)
L’histoire est partie de ce générique

qu’on ne lit que très mal (je ne le réécris pas : ça sert à quoi, de divulguer les patronymes ? quelque chose du judiciaire ? ) – c’est celui d’un film intitulé Le 5° plan de la Jetée réalisé par Dominique Cabrera (2024) (on peut toujours l’y voir) (évidemment le lien n’est pas destiné à durer mais on s’en fout). Je l’ai vu dans le poste (il faudrait s’intéresser à ses conditions sociales de production, au moins les déterminer et les identifier – arte est dans le coup, certes). Il s’appuie sur cette image

trois gens de dos (en vrai, il y a aussi gauche cadre la dame en fichu (je verrais bien Gena Rowlands) mais elle passe) – le petit garçon aux oreilles décollées se reconnait soixante ans après (à l’image ici : Jean-Henri (aka Jenri) et sa fille Mathilde

) il était sûr qu’il s’agissait de lui : Chris Marker, faisant des photographies sur la jetée (c’est cette espèce de terrasse ouverte au public – fermée de nos jours) d’Orly (l’aéroport, ce jour-là, d’octobre 1962 ou septembre… ) et eux regardant les arrivées des avions en provenance d’Algérie ou d’ailleurs (la guerre avait cessé en mars de la même année, et la paix garantie par les accords d’Evian – 18 mars 1962). Les enfants étaient revenus (ils les avaient laissés un moment (probablement entre Pâques et septembre 1962) aux soins des grands-parents en Algérie (à Oran crois-je comprendre) – les enfants étaient trois : il y avait Jean-Henri, il y avait Polito et il y avait Julia), les parents et eux se promenaient ce dimanche-là (et assez souvent les dimanches de cette fin d’été 1962) à Orly et Marker passait par là. Sans doute ou probablement, tout est là. Des pieds noirs comme on disait.
Pour bien commencer à se rendre compte de ce dont il s’agit : sur l’image de ce cinquième plan, figure(raie)nt donc la mère (Angèle de son prénom) , le père (Julien) et Jean-Henri (l’un de leurs trois enfants) – hors champ, sans aucun doute, les parents Cabrera (et leurs deux enfants) : les cousins sont donc, Dominique et Thierry, dont la mère se prénomme Monique (leur père est décédé, il se prénommait Tony (on le verra à l’image : ici avec sa femme (Monique donc), dans ces années-là-sur le pont des Arts

), il avait deux frères, José et Raymond qu’on ne verra pas) – ici les voici qui arrivent au studio (intitulé L’Etna)

Dominique, à droite, la réalisatrice du film va montrer les images à sa mère Monique, au centre -son fils (et le frère de Dominique) Thierry, gauche cadre, est là aussi – il donnera son avis.

De cette image part donc le film qui recherche qui cherche qui tente de trouver et de prouver ou de retrouver la réalité des choses, soixante ans après – émaillé de photogrammes du film en question ( La Jetée (Chris Marker, 1962) donc) mais aussi d’autres comme Le Joli mai (du même en 1963,tourné en 1962 – dont le générique a été chroniqué ici) , puis Sans soleil (1983) puis aussi Level Five (1997).
On redécouvre le réalisateur on le voit parfois à l’image (lui qui détestait qu’on le prenne en photo, qu’on le filme, qu’on l’interroge) – ici qui tient la caméra, c’est lui, c’est l’Ombre

(le défilé est celui du 13 février 1962, celui des huit morts de Charonne (dont Fanny Dewerpe) – huit morts par la grâce du préfet Papon, et de ses sbires lâchés en ville…) : ce jour-là, dit-on, on entendit des oiseaux chanter sur la place de la République où passaient le cortège – on voit parfois simplement son ombre

(et l’une des intervenantes, dont je n’ai pas réussi à déterminer l’identité indique qu’il se faisait appeler L’ombre… ) elle est ici à l’image

Ainsi ce film-ci convoque-t-il des acteurs (au sens sociologique – au sens cinématographique aussi) de ces films – des femmes surtout – qui connurent le réalisateur, jouèrent avec (et pour) lui. C’est parce que l’identification au générique de qui est qui m’a interrogé disons que j’ai pris des images. Des images du film de Dominique Cabrera, laquelle fait consulter des images : des photos, des photos des films, des films de Chris Maker mais aussi de sa propre famille pour en faire elle-même un film que j’ai regardé et dont je retranscris ici la mémoire.
C’est un peu lyrique et c’est presque sacré – c’est peut-être une galerie de portraits, c’est peut-être juste pour le souvenir – juste me souvenir
Puis, ici voici Julia : elle semble reconnaître les trois personnes/personnages/acteurs, c’est bien son frère son père et sa mère, oui

puis voici Polito

pour lui non plus il n’y a pas de doute – et puis La Jetée entre dans le jeu – comment savoir quand la photo a été prise ? Il est a été dit, sans doute par Chris Marker lui-même, que les images et le tournage avaient été effectués durant l’année 1962, mais plus vers le début. On interroge d’abord Pierre Lhomme (très souvent chef-opérateur mais ici co-réalisateur du film Le Joli Mai (« premier printemps en temps de paix » indique la voix off (Yves Montand)) (on le voit ici qui ouvre les bras

) il indique au téléphone que les images ont dû être prises à un autre moment, peut-être vers septembre octobre (« à l’automne 62 » dit-il) – c’est une première piste – on interroge alors l’assistant de Chris Marker, Pierre Grunstein

qui indique que oui, c’est tout à fait possible que Marker ait fait ces photos-là de la Jetée à ce moment-là d’automne 62 – et oui on lui demande s’il reconnait sur cette image du Joli Mai

peut-être est-ce Hélène Chatelain, la femme de la Jetée – sans doute sûrement… Elle et Davos Hanish, l’homme qui voyage dans le temps… Le Paris du Joli Mai c’est le Paris de l’arrivée des Cabrera comme des Bertrand , le temps de l’exil…
Puis on interrogera la fille de Pierre Joffroy (l’acteur qui porte des lunettes – le tueur :

) elle a conservé ses carnets et agendas (en fait, Pierre Joffroy est un pseudonyme, il se nommait Maurice Weil, sa fille est donc sans doute Ariane Weil : c’est elle

)- pochettes grises, classées – on découvre qu’il a effectué son rôle donc de fin septembre (le 29) à début octobre (le 3) 1962 – « il comprit qu’on ne s’évadait pas du temps » dit la voix off de La Jetée – on y lit aussi que Davos était un peintre en réalité – on convient que les coïncidences s’accumulent un peu – et puis et puis… Monique regarde, ne voit rien, ne reconnait personne

et ici toute la famille Cabrera (Dominique est hors-champ, juste là)

Puis on interrogera la femme de Davos

qui repense à ce garçon, elle ne vint pas au tournage – Jacquie… Jacquie Bablet donc –

et on apprend que Davos était juif – pour elle, ce n’est pas possible que Davos ressemble à son cousin aujourd’hui – non et pourtant on découvre que Davos est né dans le même village (Sig, Saint-Denis du Sig alors) que la famille de Monique (épouse) Cabrera – ce n’est pas possible… Voici Davos alors

il a quarante ans – David Bou Hanish, c’est son nom – né à Saint-Denis du Sig, en Algérie – comme la famille Cabrera… Puis viendra la révélation (vaguement, troublante, impossible) : Monique se souvient des Bouanish – un hasard extraordinaire, « ah ben dis donc » dit Monique… « On en connaissait des Bouanish, Angèle elle en parlait oui, on disait les Bouanish comme on disait les Cabrera… »

« et Angèle elle était amoureuse d’un des Bouanish… » et tout le monde le lui a interdit, David n’était pas un bon parti (parce qu’il était juif…) « un traîne-savate » disait leur père – « un bon à rien : la preuve, il est devenu acteur… « dit Monique. Tout cela donne le tournis, dit-on – comme un vertige
« Comme Vertigo (le film d’Hitchcock), comme si Hélène et Davos étaient comme les double de Scottie et Madeleine… Vertigo… Où le vertige de l’espace est en réalité le vertige du temps… »
Puis voici Denis Gheerbrant qui détaille le plan animé (le seul) dans La Jetée

la fin, le plan du regard – « l’instant qui lui avait été donné devoir, c’était celui de sa propre mort… » On interrogera ensuite cette dame, là

(elle dit de Chris Marker qu’ « il aimait passionnément l’aube… ») (moi aussi) Florence Delay – qui avait joué Jeanne d’Arc pour Bob Bresson – elle qui fit la voix off de Sans Soleil… car Bresson lui avait appris à dire, à dire sans nuire à l’image… « Le bonheur pour Marker ? Un visage de femme endormie » dit-elle.
Circulations souterraines, généalogie des images… Ici Maroussia Vossen (« Chris m’a montré ce film quand j’avais 7 ans… »

non, il ne m’a jamais rien demandé… jamais Chris maman et moi ensemble – jamais… »

« vraiment la personne qui avait une figure de père… ») et elle s’en va
Autre chose encore, voici Étienne- Étienne Sandrin, acteur réalisateur (éleveur de Champagne dit l’Internet)

dans la compagnie des fantômes…
On arrivera encore à reconnaître Catherine Belkhodja

dont la famille rentrait en Algérie quand celle des Cabrera s’en allait…

(si Marker fit La Jetée avec Hélène Chatelain, il fit Level Five (1997) avec elle – actrice, réalisatrice reporter téléaste – la voici plus jeune

puis on entendra Hélène Chatelain nous dire « c’est un très joli mot, la métaphore… » – la voici, plus tard

et puis, pour finirune dernière image

l’exil – Orly – on se souvient, on pense à Hélène, à Davos, à Chris… De profil, oui, c’est bien elle, c’est Angèle…
Fort beau film.
Pour finir peut-être, Orly, cette petite ville de banlieue où s’installait à la fin du dix-neuvième siècle de cette ère

une aérogare : ce toponyme a été réduit

et Chris Marker est (dirait-on) un nom d’emprunt – ici la (une) liste de ses hétéronymes

alias Christian Hyppolyte François Georges Bouche-Villeneuve…
Le Cinquième plan de « la Jetée » un film de Dominique Cabrera.